Pænser Ensemble

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July 16, 2021

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Daring is Caring.

Le soin radical : retour aux sources

« Qui mettent leur estude et soign a plus sentir qu’il n’est besoign »
— (La Haye, Poeme sur la Grande Peste de 1348, 1426)

L’étymologie du mot « soin » fait rêver ; elle porte l’attention à, et le souci de, ainsi que la nécessité et la responsabilité ; elle développe au soin plusieurs sens complémentaires dont l’usage prépondérant qui a été fait depuis un an et demi « des soins » et du « personnel soignant » n’est que le cinquième et dernier sens recensé par le Littré : avant celle-ci on y trouve :

  1. Attention, application de l’esprit à une chose, à faire quelque chose.
  2. La charge, le devoir de prendre soin de quelque chose, d’y veiller.
  3. Souci, inquiétude, préoccupation.
  4. Sollicitude.
  5. Au pluriel : services qu’on rend à quelqu’un, attentions qu’on a pour lui.

De cette remarque que « les soins », notamment médicaux, ne forment qu’une part relative de la polysémie du mot « soin » procède la notion de « soin radical ». Dans les milieux activistes et résistants, des pratiques se développent autour de l’entraide, qui reconnaissent la polysémie du « soin ».

Le « soin radical », c’est celle qui va t’accueillir pour t’informer lorsque tu débarques, nouvelle employée dans un travail exploité ; c’est la solidarité que tu mets en place dans ta communauté ; celle du street medic en manif, ou les nombreuses ressources d’un centre social autogéré. Ces multiples solidarités, aussi diverses que les groupes et les espaces qui les produisent, ont chacune des organisations singulières. C’est leur existence complémentaire qui permet la reproduction de milieux de résistance et leur continuité « de façon conjointe et enchevêtrée », ici et maintenant, dans les failles de l’oppression globalisée du rêve organisateur de l’homme.[1] Ces stratégies de solidarité et de soin répondent aux besoins et aux capacités des groupes qui les produisent, ce sont des modalités propres au « soin radical ».

C’est autour de ces pratiques que nous souhaitons élaborer une contribution plurielle, solidaire, intersectionnelle : à l’image de la notion de « soin radical ». Dans la continuité de nos recherches sur l’organisation humaine du logiciel libre[2], nous souhaitons interroger comment la production des technologies libres peut s’insérer dans les pratiques du « soin radical ».

Dans son sens propre, l’entraide ne décrit pas un programme qui fournit une assistance unidirectionnelle aux autres comme le fait une organisation caritative. Il s’agit plutôt de la pratique décentralisée de l’aide réciproque par laquelle les participant·e·s à un réseau s’assurent que chacun·e obtient ce dont il ou elle a besoin, de sorte que chacun·e ait des raisons de s’investir dans le bien-être des autres.[3]

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« De chaque collectif selon ses moyens, à l’autre selon ses besoins. »

Prendre soin aujourd’hui requiert une conscience élargie qui remette en question les fondements même de la modernité occidentale : contre l’humanisme, reconnaître l’unité du monde dans la diversité de ses expressions vivantes et non-vivantes ; contre l’égalité, reconnaître l’oppression des rapports de pouvoir dont les différentes formes s’accumulent pour affecter différemment les personnes qui les subissent ; contre l’oligarchie, reconnaître l’asymétrie des rapports de force, la corruption et le mensonge systémiques qui en découlent, la persistance de l’État à démembrer le public, l’espace public, la dignité des plus vulnérables et nos communautés ; contre le patriarcat, reconnaître le fondement raciste, sexiste et violent de la domination masculine blanche ; contre l’universalisme qui masque les recours violents du capitalisme à tous les endroits de la vie quotidienne autant qu’au plus éloigné des regards : des universaux co-existent bel et bien mais ne s’expriment pas dans l’écrasement de leurs différences ; contre le capitalisme, enfin, reconnaître qu’il n’a rien d’un « régime économique » mais qu’il a tout d’une « chrématistique » cancéreuse – cet « art d’accumuler » met en danger notre survie même, sans raison autre qu’une dynamique démente, sociopathe et suicidaire.

Face à ces pouvoirs homogénéisants auto-destructeurs qui ont atteint une dimension globale et maintiennent le monde dans une violence inouïe, partout sur la planète des collectifs continuent de s’organiser contre leur hégémonie, en dehors de leur sphère d’influence, dans les failles de leur pouvoir organisateur, ainsi qu’au cœur même de ce système-monde. Ces rebelles s’inquiètent de l’état de la planète, se soucient du bien-être d’autrui, veillent à la conservation d’espèces menacées, d’espaces menacés, de cultures menacées, contribuent à la transmission des savoirs et à la déconstruction des pouvoirs. Partout, des collectifs mettent en œuvre d’autres manières de vivre ensemble, dans le respect des différences, dans l’affirmation d’une puissance radicale d’entraide publique. C’est à elleux que s’adresse notre appel à pænser ensemble : notre intention est de rassembler des contributions d’expérience de soin radical collectif, des marges aux centres.

Recentrer l’attention sur la reproduction

Valeurs d’échange et d’usage comme la recherche de profit conduisent à favoriser la production (et son augmentation) jusqu’à nier les conditions de la reproduction de la vie. Il faut donc recomposer une société où l’attention au centre se porte sur le maintien des conditions de vie sur Terre avant toute idée qu’une main invisible va organiser au mieux l’attribution des ressources : cela fait belle lurette qu’elle est menottée et répond aux ordres des puissants dont le privilège quasi-divin les aveugle sur les conditions de vie des opprimé·e·s.

Placer le travail reproductif au centre du régime économique c’est redonner à toustes une chance d’imprimer un sens commun à l’action humaine sur notre planète, plutôt que servir un idéal qui s’est avéré erroné, grotesque et vain.

Recentrer l’attention sur la reproduction, cela veut dire considérer d’abord ce qui permet la vie, par la reproduction de nos systèmes de solidarité et non des systèmes de production capitaliste. L’enjeu de la reconnaissance de la reproduction en rapport avec la production, c’est l’enjeu de la pérennité des communs contre l’épuisement des ressources par la surproduction.

L’invisibilisation du travail reproductif permet sa cooptation pour le soumettre à la reproduction du système capitaliste, notamment par la reproduction des forces de travail et des consommat·eur·rice·s au détriment de la reproduction des systèmes vivants, des systèmes de résistance.

Dans l’organisation actuelle des soins de santé, il s’agit donc d’abord de remettre l’hôpital public réellement au service des communautés, dans le respect de leurs modes de solidarité ; cela permet de comprendre, soutenir et mettre en valeur les vertus sociales du soin radical qu’elles utilisent au quotidien.

Les initiatives, comme la Santé En Lutte, qui ont vu le jour ces dernières années dans les hôpitaux mettent au premier plan la solidarité avec les luttes des quartiers, des communautés, des sans-papiers, des victimes des violences policières, etc. Elles considèrent que cette solidarité est fondamentale à la préservation de l’hôpital public au même titre que la lutte pour des conditions de travail dignes.

Résistance et transmission

Cette transversalité des luttes, cette remise en question radicale de l’hégémonie dominante appelle au dialogue, à la coopération dans le respect des diverses expériences et situations. Elle participe à la vivacité des mémoires et la correspondance des différences, elle invite à une autre forme de soin radical : la transmission; une pédagogie radicale engendrant des possibilités de luttes contre l’oppresssion et de la recherche d’espaces de liberté personnelle et collective.

La pédagogie radicale s’inscrit historiquement dans les pensées de Paolo Freire, bell hooks ou Henry Giroux. Elle part de « l’expérience vécue de l’oppression » qui engendre des savoirs, des connaissances et des manières de faire, de soin radical, dont les enseignements doivent tirer leurs fondements.

La pédagogie radicale met en exergue les modèles communautaires de transmission entre pairs et d’aprentissage partagé que l’on retrouve dans les réseaux féministes par exemple. Un apprentissage qui se fait à partir des connaissances acquises de façon diversifiée et autonome par différentes personnes appartenant à une communauté, et qui visent à pallier aux manques et aux inadéquations des systèmes institutionnels.

Dans un cadre scolaire, un·e enseignant·e qui voudrait pratiquer la pédagogie radicale doit d’abord porter un regard critique sur l’institution elle-même et déconstruire les systèmes de domination qui s’y reproduisent habituellement, pour pouvoir s’appuyer ensuite sur de tels modèles communautaires.

Entraide et solidarité

La démarche caritative considère la personne en situation de vulnérabilité comme déficitaire et vise à l’aider à pallier ces déficits. Il s’agit donc d’une démarche colonialiste qui ignore les rapports de force en présence et rejette sur la victime la responsabilité de sa situation, tout en niant l’autonomie de la victime et sa capacité à « s’en sortir » : une démarche paternaliste, infantilisante. Au contraire, la solidarité reconnaît une situation d’oppression et place la personne solidaire de la victime dans une lutte parallèle contre les sources d’oppression depuis son territoire et non dans un geste salvateur : en attaquant la source de l’oppression depuis sa position privilégiée, la position solidaire reconnaît à la victime la capacité de se défendre et de s’auto-déterminer sans imposer des « solutions » hors-sol.

C’est dans cette démarche d’entraide que notre proposition s’inscrit. Notre soin est issu du besoin d’utiliser les outils techniques à notre disposition pour soutenir l’organisation des luttes. Comme Audre Lorde déclarait que « les outils du maître ne démantèleront pas la maison du maître », nous constatons que bien souvent les collectifs en lutte utilisent des outils conçus pour soumettre leur attention à un régime contraire à leurs aspirations d’émancipation.

Nous constatons également que nos outils numériques de lutte proviennent d’une communauté privilégiée qui tente (en vain) de s’organiser pour fournir des moyens qui permettent la protection et l’organisation des résistances. Notre expérience montre que ces personnes engagées dans le développement d’outils numériques évoluent principalement dans une bulle sociale détachée des enjeux les plus évidents des systèmes de dominations ; par conséquent nous évoluons selon des codes sociaux qui reproduisent à notre insu les-dits systèmes de domination.

Il est donc primordial d’interagir hors de nos réseaux privilégiés avec les collectifs en lutte dans un esprit de solidarité et d’écoute plutôt que dans l’optique d’apporter des solutions. Ce dialogue participe également de la compréhension politique des rapports de domination et de leur déconstruction. Il permet d’envisager la fabrication d’outils numériques destinés à l’organisation auto-déterminée des luttes et non leur enfermement dans des pratiques technologiques limitantes, inadaptées à leurs besoins réels de transformation sociale.

Soigner l’action

Le cadre de la réciprocité peut sembler se prêter à une stratification sociale, dans laquelle des personnes de classes sociales similaires ayant un accès similaire aux ressources gravitent les unes vers les autres afin d’obtenir le meilleur retour sur l’investissement de leurs propres ressources. Mais des groupes d’origines différentes peuvent avoir accès à un large éventail de ressources différentes. Dans ces conditions, la richesse financière peut s’avérer beaucoup moins précieuse que l’expérience en matière de plomberie, la capacité à parler un dialecte particulier ou les liens sociaux dans une communauté dont vous n’auriez jamais pensé dépendre. Chacun·e a de bonnes raisons d’étendre ses réseaux d’entraide aussi loin et aussi largement que possible.[3:1]

En s’appuyant sur les luttes et les situations existantes, notre démarche d’outillage numérique travaille la proximité : l’espace numérique devient un espace de rencontre et de coordination des différences irréductibles, un espace hétérogène propice à la transmission de savoirs, de savoir-faire, d’expériences, de tactiques, dont l’objectif est d’amplifier les actions locales, en proximité les unes des autres malgré l’éloignement.[4]

Cette approche contraste avec une utilisation du réseau comme moyen de communication et de diffusion qui nous paraît accaparer les énergies vitales hors de leur terrain d’action dans une sphère médiatique et médiatisée par les instruments de domination.

Les milieux de développement du logiciel libre ont élaboré des outils et méthodes pour collaborer efficacement de manière distribuée en réduisant au minimum le besoin de coordination centralisée, notamment en intégrant dans les pratiques mêmes de ces outils les capacités de signalement et de suivi des changements d’état du logiciel.

Afin de proposer les outils d’organisation du logiciel libre à des réseaux de résistance comme la Santé en Lutte ou les réseaux de luttes paysannes, nous devons entrer en dialogue avec ces milieux pour comprendre leurs usages et établir ensemble des méthodologies pour amplifier leur capacité d’agir collective.


  1. référence au Jardin planétaire de Gilles Clément. ↩︎

  2. par exemple nos travaux sur Cost of Freedom (2016), Software Freedom Your Way (2016), Third-TechnoScape and Singular Technologies (2018), Taking Back the Future: a short history of Singular Technologies in Brazil (2020) ↩︎

  3. CrimethInc (en français ou en anglais) :

    In its proper sense, mutual aid does not describe a program that provides unidirectional assistance for others the way a charity organization does. Rather, it is the decentralized practice of reciprocal care via which participants in a network make sure that everyone gets what they need, so that everyone has reason to be invested in everyone else’s well-being.
    […]
    The framework of reciprocity might seem to lend itself to social stratification, in which people from similar social classes with similar access to resources gravitate to each other in order to get the best return on the investment of their own resources. But groups from different backgrounds can have access to a wide range of different kinds of resources. In these times, financial wealth may prove much less valuable than experience with plumbing, the ability to speak a particular dialect, or social ties in a community you never thought you’d find yourself depending on. Everyone has good cause to extend their networks of mutual aid as far and wide as possible.

    ↩︎ ↩︎
  4. https://thx.zoethical.org/pub/un-syndicat-logiciel-pour-qui (pending, please use Software Syndicate For Whom in the meantime) ↩︎