Labo-friction

jean-baptiste
August 13, 2022

« — Merci à toustes pour ce tour de présentation ! Est-ce que c’est ok pour tout le monde si à présent je fais la modération de ce second moment ? »

La douzaine de personnes autour de la table acquiesce avec enthousiasme, et Oline reprend joyeusement :

« Ok parfait ! Et bien déjà merci à toustes d’être venu·e·s à cette rencontre ! Je pense que vous êtes toustes aussi grisé·e·s que moi à l’idée de spéculer ensemble. Nous avons des pratiques de spéculations militantes bien différentes, mais complémentaires j’en suis certaine. Suite aux longs échanges via mail et sur le forum Internet, précédant et organisant cette semaine de labo-fiction, nous avons réussi à fixer certaines bases pour nos récits. Mais en vue de certaines controverses que vous avez sûrement toustes constaté·e·s, un moment pour reparler de nos envies semble nécessaire. Pour plus de fluidité nous allons formuler ce moment sous forme d’échange, mais s’il vous plaît levez le doigt si vous voulez vous exprimer. Un doigt si vous êtes la première ou le premier, deux si vous êtes le second ou la seconde, et ainsi de suite. Veuillez ne pas couper la parole, et si vous avez une réponse directe, sans en abuser, vous pouvez faire ce geste. »

Oline fait des va-et-vient avec ces doigts en direction d’une personne en face d’elle et continue son introduction :

« Bon, il semble que nous soyons toustes d’accord sur le thème de spéculation de cette année, qui sera donc le droit aux logement et à la ville, avec un focus sur les fictions émancipatrices des grands récits sur la propriété privée. »

Après un rapide tour de table de l’œil cherchant l’approbation de l’assemblée, elle reprend d’un ton beaucoup moins certain :

« J’ai l’impression que l’idée est d’éviter de spéculer des récits pessimistes, éviter de provoquer sidération et découragement, du genre : des histoires d’activistes désespéré·e·s et impuissant·e·s dans une dystopie techno-capitaliste, pour plutôt écrire des récits militants proches de nos existants et ainsi alimenter nos luttes en cours, ou des utopies ambiguës et réalisables pour nous sortir du réalisme capitaliste. Je ne sais pas si tout le monde est à l’aise avec ce concept ? »

Oline reprend son souffle et regarde sa voisine de gauche qui enchaîne directement :

« — Je peux faire un rapide résumé du concept si vous voulez : Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Nous n’arrivons plus à penser des alternatives car le capitalisme a colonisé nos inconscients. Nos imaginaires sont gangrenés par la SF mainstream et ses dystopies capitalistes. Cette impasse de l’imagination a érigé le capitalisme comme le seul modèle possible. C’est pour ça que certains et certaines d’entre nous ont des réticences à écrire des dystopies. »

Une personne du collectif des congloméré·e·s fait le geste pour signifier qu’elle souhaite faire une réponse directe, et rétorque :

« — Je veux bien, mais comprenez que d’autres ici présentes ont des réticences à écrire des utopies, de peur de tomber dans des récits hors sols, un peu bisounours, totalement irréalistes, ce qui, selon moi, alimente tout autant le réalisme capitaliste par leurs aspects irréalisables. »

Plusieurs doigts se lèvent en réaction, et une personne des ateliers de l’Archéomonde prend directement la parole en faisant aussi le geste de la réponse directe, pendant qu’Oline glisse un discret : « — S’il vous plait, essayez de prendre la parole en levant les doigts correspondant à l’ordre de prise de parole, et n’abusons pas des réponses directes, s’il vous plaît.

— Nous avons déjà eu cette conversation sur le forum et via de nombreux mails ! Les utopies peuvent être AM-BI-GUËS, et porter justement sur leurs limites, leurs contradictions et leurs dérives. La force de ces récits réside justement dans l’anticipation de la beauté, mais aussi et surtout de la dureté de la vie quotidienne post-capitaliste. Il est important de se projeter dans la rudesse des potentielles catastrophes ou révolutions à l’origine de la fin du capitalisme. Rien à voir avec une eutopie de bisounours manichéenne hors sol ! »

Oline recadre l’échange en donnant la parole à une membres des Petits Sentiers ayant signifié la première son envie de s’exprimer :

« Ce rapide échange cristallise bien les controverses que j’ai pu lire sur le forum. C’est une bonne chose que l’on rentre aussi rapidement et frontalement dans cette problématique. Pour de nombreuses raisons j’ai aussi du mal avec les utopies, même si elles sont ambiguës. En vu du thème de cette année, j’ai peur que nous partions dans tout les sens avec des anticipations trop lointaines, alors qu’il y a tant de possibles en devenir que nous pouvons activer dès maintenant, tant de luttes pour le droit à la ville et au logement que l’on pourrait attiser grâce à nos récits !

— Oui surtout que…

— S’il vous plaît, il y a un ordre de prise de parole pour que ça ne soit pas la cohue ! Rash c’est à toi de parler.

— Merci Oline. Si pendant la présentation, et désolé si c’était pas le moment opportun, j’ai insisté sur mon envie de faire des actions directes en parallèle à nos moments d’écriture spéculative, c’est par une crainte qui a été justement causée par nos échanges précédents autour des utopies, ainsi que par ce concept de réalisme capitaliste. J’avais déjà lu le bouquin de Mark Fisher, mais ça m’a grave stimulé de mettre en lien son concept avec nos activités militantes en fiction spéculative. Depuis j’ai l’impression que laisser nos récits à l’état de fiction, qu’ils soient des anticipations utopiques post-capitalistes ou des récits spéculatifs basés sur des luttes contemporaines, c’est faire le jeux du réalisme capitaliste.

— Rash a raison, nous devons tout mettre en œuvre …

— S’il te plaît il faut respecter les tours de parole !

— … pour que nos récits se réalisent ! Cette année notre résidence d’écriture se déroule dans une ville, où les luttes pour le droit à la ville et au logement sont nombreuses. Ça serait super pertinent d’aller à la rencontre de ces collectifs militants et de tout ces habitants et habitantes en lutte contre des projets inutiles et imposés, contre la gentrification et la spéculation immobilière en générale ! Nos travaux de fiction doivent se baser sur l’existant, mais ils doivent surtout être une première étape à l’action ! », clame, quasiment en frappant du poing, un membre du laboratoire mutin Désenvoûter la Finance.

« — Ça me chauffe carrément ! J’ai pris avec moi l’arrache cylindre, ma mini-pince monseigneur, et tout le matos d’ouverture qu’il faut ! Et j’ai vu un gros stock de sucre dans la cuisine – c’est de la récup’ ? Bien joué c’est galère à trouver – tu fous ça dans les réservoirs d’engins de chantier, ça fait un massacre, du bon caramel des familles, faut tout changer dans le moteur ! » s’exclame l’autrice Leï Garary.

« — Bon, j’abandonne la modération, si vous insistez pour une répartition de la parole plus “organique” », soupire Oline, en faisant des guillemets avec ses doigts.

« — OUI ! OUI ! OUI ! SUPER IDÉE LE SUCRE DANS LE RÉSERVOIR ! Puis c’est cool que t’aies une mini-pince monseigneur, car les réservoirs des grosses machines sont souvent protégés par des cadenas bien costauds. Et notre pince est giga flag’, elle est gigantesque, je veux plus jamais me balader avec la moitié du machin qui dépasse du sac ! » répond plein d’engouement Rash, suivi instantanément par Léa :

« — C’est les copaines en lutte contre l’immeuble de luxe du coin qui vont être contentes. Le chantier a débuté, et beaucoup commencent à perdre espoir. On pourrait commencer dès ce soir ! Enfin… si vous voulez bien on se met un peu à spéculer avant que notre atelier d’écriture se transforme totalement en cellule de sabotage. »