Bon, ça y est, nous y voilà nous sommes au cœur du désert à la frontière du Niger et de l’Algérie ! Nous sommes encore plusieurs dizaines c’est magnifique, je n’arrive pas à y croire, tous les chemins ont convergé jusqu’ici, les algérois, les personnes de Barbacha…
Nous sommes accueilli·e·s par nos camarades d’AlarmPhone Sahara, iels sont rempli·e·s, transporté·e·s ! « Salam ! Salam Alaikum, nous sommes dans une grande joie de vous rejoindre pour conjurer ce chemin où des milliers d’autres ont été poussé·e·s, nous voyons ainsi que nous sommes immenses, nombreux et que nous continuons à mettre au cœur de nos actions la mobilité humaine et le droit des peuples. — Alaikum Salam, répond quelqu’un, merci de nous accueillir, nous avons tellement appris lors des rencontres merveilleuses que nous avons fait dans ce Désert et par les Montagnes, nous sommes renforcé·e·s et plus déterminé·e·s que jamais. »
Il y a dix mois jamais je n’aurais cru que cela soit possible, je me morfondais, après avoir rejoint le camp No Border, nous étions venu·e·s de partout en Europe et l’enthousiasme était pourtant grand ! Mais notre motivation était rongée au cœur, alors que nous étions en train de profiter de notre statut de citoyen·ne pour tenter de dénoncer l’injustice, nous savions qu’au même moment des personnes sont renvoyées contre leur gré dans des pays où elles risquent leur vie et leur liberté, pendant que d’autres continuent chaque jour de mourir en Méditerranée, dans le désert, et ici même en Europe.
C’est ce qui nous a décidé à prendre la route, pour activer nos liens au-delà de la Méditerranée. Nous sommes épuisé·e·s et au-delà du bonheur, transformé·e·s ! Nous avons tenté l’impossible et la vie est venue vers nous, nous ne savions pas, nous n’imaginions pas qu’il y avait sur le chemin autant de possibles, autant de forces, en traversant les régions les plus dures de la planète, nous avons rencontré aussi de la joie, des connaissances sophistiquées et anciennes, un art de la fugue[1] et du vivre ensemble et de la solidarité. Bien sûr, nous provoquons une conjoncture particulière, nous sommes la circonstance particulière même… Notre nombre, notre volonté, toutes les rencontres faites auparavant ouvrent des chemins de possibles. Soudain les langues se délient, les souvenirs reviennent, dans les paroles et dans les gestes, vivre ensemble à nouveau.
Aujourd’hui nous sommes arrivé·e·s jusque In Guezzam, dernier village algérien, en camions. Il y a encore près d’une quarantaine de kilomètres de piste avant de rejoindre Assamaka au Niger, entre les deux la frontière algérienne où les autorités algériennes répondant aux demandes européennes (assorties de financements) déportent les ressortissants de toute l’Afrique, une bouteille d’eau à la main dans le meilleur des cas. Plusieurs ONG musulmanes ou laïques comme APS s’organisent pour venir à leur secours. Mais je m’arrête, ça y est nos Frères d’APS sont arrivés, il y a du ravitaillement en eau, des véhicules et des chameaux pour les plus faibles, la plupart d’entre nous feront le trajet à pied jusque Assamanka où nous trouverons des camions puis Artiz et enfin Agadez.[2]
Hier encore confortables, dans notre campement du port d’Anvers, sous les banderoles ou avec nos pancartes dans les aéroports pour tenter (souvent avec succès heureusement) d’engager les passagers d’un avion à se lever pour forcer le pilote à refuser une déportation, ou même à Bruxelles lorsque nous nous agitions devant les bureaux des parlementaires européens…
Plus j’y réfléchissais, plus je me disais que c’est bien peu… Certes nos capacités sont limitées mais peut-être s’agit-il simplement de sortir de notre niche, de mieux partager ; cela nous semblait souvent impossible, nous avions le sentiment d’être empêtré·e·s dans la censure des algorithmes, la répression et les préjugés sociaux, pourtant… je comprends encore mieux maintenant que nous étions en train de nous aveugler tout·e·s seul·e·s. J’avais eu un bon instinct mais jamais je n’aurais imaginé que cela engendrerait un mouvement d’une telle ampleur !
Ce soir nous montons le camp, de magnifiques tentes berbères qui ont été apportées par les marocain·e·s, d’habitude elles servent à accueillir les touristes à Merzuga, mais les camarades ont tout de suite su, ils ont tout laissé y compris leurs patrons et sont partis avec le matériel pour contribuer avec leur expérience, vaille que vaille. Heureusement un peu de soutien financier est arrivé à point pour aider à payer l’essence et la nourriture. Cette zone est en résistance contre les États depuis suffisamment longtemps, ce ne sont pas les peuples qui bataillent, ce sont les peuples qui affrontent les états et ces derniers qui ne peuvent prendre le contrôle.
Donc Kabyles Berbères Sahraouis Peules de tous pays et Arabes aussi et puis nous qui avons traversé la Méditerranée depuis l’Europe du nord du sud de l’est, jamais dans nos rêves les plus fous nous n’aurions imaginé dormir ensemble sous ces tentes.
En Europe, certes nous sommes nombreux et nombreuses à nous engager, mais ce n’est pas suffisant, nous ne résistons pas longtemps, ce ne sont pas tant les conditions matérielles qui nous arrêtent que ce sentiment d’impossibilité. La confrontation avec la détresse humaine prolongée a malheureusement souvent raison des motivations des activistes, nous finissons par nous sentir impuissant·e·s. Pourtant, c’est dans les situations les plus désespérées que s’organisent les plus beaux gestes d’entraide. On se le répète sans cesse entre nous, nous n’aimerions pas changer de vie, nous vivons au milieu d’êtres que aimons et respectons, dans des relations qui sont uniques et précieuses. Néanmoins après un certain temps passé auprès des personnes dans des situations de précarité extrême, invisibilisées et oubliées, la plupart d’entre nous perdent courage et renoncent, la mort dans l’âme. Nous sommes bien trop fragiles, bien plus fragiles que ceux et celles qui portent leur rêve au-delà des déserts, des mers et malgré les barbelés; parfois nous perdons notre capacité d’imaginer un monde vivable. C’est pourtant notre monde, son fonctionnement est le nôtre également, nous le répétons sans cesse notre imagination est au cœur de notre force d’agir.
Durant le dernier camp No Border, nous avions aussi au programme une mobilisation devant les bâtiments de la Commission européenne et une autre dans l’aéroport de Rotterdam pour dénoncer les politiques de déportation. Nous avons beaucoup parlé du financement scandaleux de Frontex[3], la plupart des gens ne savent pas qu’il s’agit d’un organisme privé qui reçoit des centaines de millions d’Euro de nos impôts pour mettre en place des systèmes de surveillance aux frontières. Frontex établit un réseau de surveillance au travers de l’Europe, et au-delà, leurs employé·e·s sont partout et armé·e·s. Iels mettent en place des barbelés tueurs, des caméras dotées de fonctionnalités militaires, des drones armés, de multiples systèmes de détection automatique ; nous le savons leur activité sert d’antenne de recherche au complexe militaro-industriel. Il s’agit de la tête de pont de la recherche en ce qu’iels nomment sécurité et contrôle des populations, qui pour l’instant est en œuvre en direction des exilé·e·s, mais qui, ne l’oublions jamais, lorsque les technologies seront suffisamment maitrisées sera utilisé, en cas de besoin, contre les populations civiles occidentales, ils appelleront ça du contrôle social, de l’encadrement. Achille Mbembe nous l’a expliqué, il nomme cela l’africanisation du monde… Nous devrions y prêter un peu plus l’oreille, il ne s’agit pas toujours des autres.
Nous, les activistes, sommes également soucieu·x·ses de faire un travail de mémoire, surtout bureaucratique puisque nous avons su recenser les près de 50 000 corps retrouvés depuis vingt années[4], c’est un travail important de reconnaissance et de respect, qui a demandé une mobilisation forte, et pourtant soyons honnêtes, cela reste le minimum que nous puissions faire, et surtout, il s’agit d’une position qui comporte peu de risques.
On oublie que européen·ne·s ne sont pas les seul·e·s activistes, les soutiens se mobilisent jusqu’au cœur de l’Afrique. C’est lors de ce dernier camp No Border à Anvers, que j’ai entendu parler d’AlarmPhone Sahara (APS), qui va à la rescousse des personnes déportées au cœur du désert à des milles de toute habitation. Ils ont fait une présentation détaillée de leur initiative lors d’une session de travail durant le camp, c’est là que nous avons tissé des liens. Nous savions peu de choses d’elleux et maintenions un contact épisodique.
J’ai realisé alors que nous étions capables des plus grandes choses si nous nous accordions pour penser dans des espaces qui se défassent de nos peurs habituelles tranmises par une société qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez.
Oui nous sommes capables, puisque nous l’avons fait, lorsque nous avons débarqué à Zarzis en Tunisie, nous n’y croyions pas nos yeux, à l’arrivée au port nous avons été accueilli·e·s par les femmes mères et sœurs de disparu·e·s en mer qui s’étaient mobilisées déjà en septembre [pour réclamer des actions des États tunisien et européens. « Où sont nos enfants », écrivaient-elles sur leurs banderoles, pendant que le Haut-Commissaire aux Réfugiés les accusaient d’irresponsabilité. Nous nous sommes avec elles recueilli·e·s dans le cimetière « Jardin d’Afrique » où sont enterré·e·s ceux et celles que la mer ramène à la côte, qui n’ont pu être repêché·e·s par les barques de pêcheurs locaux, qui pourtant sortent régulièrement à la recherche d’embarcations en détresse, les pêcheurs persistent malgré les menaces car face à des êtres humains ils ne peuvent rester inactifs. Face au déni des États, les mères n’oublieront pas : « A family never forgets their warriors », peut-on lire sur une autre banderole, c’est cette mémoire que nous emporterons avec nous.[5] Puis naturellement nous avons partagé un repas et avons été accueilli·e·s dans une joie conviviale dans la douceur méditerranéenne de ce mois de mai.
Tout s’est déclenché il y a seulement dix mois, alors que je faisais les cent pas dans le camp la tête pleine d’idées…
« — Oh, pardon, excuse-moi ! Je ne regardais pas devant moi… dis-je grommelant alors que la tête baissée regardant mes pieds je fonce dans un type qui était en train d’arranger un piquet de tente.
— Tu as l’air vraiment préoccupée, tu grommelais, est-ce que tu as un ennui ?
— Oh pas vraiment, mais je me sens un peu dépassée… Peut-être que je réfléchis trop, j’ai l’impression que tout ce que l’on fait ici ne sert à rien ; je me sens comme dans une camisole de force, empêchée de poser un acte conséquent alors que pourtant j’en aurais toutes les capacités, l’énergie et l’envie. Je suis fâchée après tout le monde, mais je sais bien pourtant que cette camisole c’est moi-même qui l’aurais enfilée, je ne me donne pas les moyens d’aller jusqu’au bout de mes envies.
— Je sais ce que tu veux dire, les actions que nous menons ici ont quelque chose de dérisoire, surtout après le drame de Melilla [6] où trente personnes ont été assassinées au poste frontière par les militaires. Il y avait parmi eux des camarades, et aussi des personnes remarquables qui ont dépassé des épreuves inimaginables à force de courage et d’intelligence.
— Je suis d’accord, ajoutai-je, la violence des militaires marocains était prévisible, elle faisait suite aux négociations en cours avec l’Espagne, c’était un moyen pour le Maroc de prouver sa fidélité à leur nouvel accord, l’Espagne est passive mais consentante. L’Europe délègue de plus en plus le contrôle de ses frontières aux pays du Maghreb.
— Oh ! La frontière des territoires espagnols n’est qu’un aspect, ils parlent de développer des antennes de Frontex [3:1] au Sénégal et au Niger ; ces pays serviront dorénavant d’avant poste à la politique migratoire européenne. C’est dramatique, la mobilité des peuples est fondamentale, elle l’a toujours été. Les personnes voyagent et se rencontrent à travers le continent africain, c’est ainsi que des solidarités sont amorcées. Je suis atterré à la pensée que cette base culturelle puisse être remise en question. Il y a déjà eu plusieurs manifestations au Niger, tout le monde sait bien tout ce que nous avons à perdre, notre culture valorise le voyage, les échanges et le commerce ; sans compter que les compensations financières promises par les agences européennes ne bénéficieront comme d’habitude qu’aux élites, dit-il.
— Oui c’est bien ça, il s’agit non seulement d’une violence aux personnes mais aussi d’une imposition culturelle, comme un carcan une nouvelle fois mis en place à cause des peurs des occidentaux, les limites frontalières deviennent partout une norme imposée par une frayeur infondée celle des plus riches de se faire dépouiller, ils ne voient pas que la prospérité c’est le partage, quand donc cela cessera-t-il ?
— Infondées certes, mais récurrentes, regarde au travers de l’histoire les occidentaux ont toujours eu peur des autres, peur de se faire envahir, peur de la vengeance des opprimé·e·s, peur peur peuuur… Tout ceci pourtant n’arrive jamais, les opprimé·e·s cherchent la libération pas la revanche, qui elle est issue de la frustration, elleux n’ont pas le temps pour cela ; et comme toujours face aux paranoïaques, ce sont les autres qui payent, les autres qui doivent montrer patte blanche, rassurer, souvent en se soumettant à leurs desiderata. C’est bien ainsi que les privilèges sont maintenus. La peur des uns est dangereuse pour les autres, elle engendre la violence de ceux qui en ont l’apanage, et pour l’éviter chacun se soumet.
— Tu as raison, ajoutai-je, c’est une forme extrême de colonialisme, les systèmes de protection européens sont portés au-delà du territoire et cette imposition se fait au cœur de cultures très anciennes qui deviennent porteuses des peurs occidentales. C’est la même chose dans la tête des activistes. J’ai l’impression que ce sont ces peurs qui nous font aussi perdre nos ressources. Nous avons beau répéter que les frontières sont une imposition, nous acceptons leurs limites alors même que nous possédons un passeport pour les traverser. Se mobiliser en Europe ne semble plus suffisant. La surveillance des frontières elle-même semble maintenant déléguée au-delà de la Méditerranée, c’est là-bas qu’il faut aller. »
Ouf cette discussion m’a fait du bien cela m’a redonné une envie d’agir. « Enchantée de t’avoir rencontré, je suis Lize, comment t’appelles-tu ?
— Ravi également moi c’est Ahmad. Je connais un peu ces sujets car je garde des contacts avec des activistes au Maghreb et au Soudan. Depuis vingt ans que je suis en Europe, je n’ai cessé de me mobiliser, d’agir seul et en groupe avec et sans soutiens, mais peu de gens ici ont conscience qu’il y a un grand nombre de personnes engagées dans la lutte également de l’autre côté de la Méditerranée. Ils et elles sont complètement invisibilisé·e·s. »
Je retourne vers ma tente les yeux pleins d’étoiles, merci Ahmad d’avoir ouvert cette porte dans mon esprit, c’est possible si nous nous y mettons tou·te·s, nous pouvons refuser cette situation, nous pouvons dire qu’il existe un autre monde.
« — Ahmad, qu’en penses-tu, nous devrions aborder cette question à la prochaine assemblée ; nous ne sommes pas les seul·e·s, il y a des personnes engagées vers une autre réalité à travers le monde, il faut nous rencontrer, mieux nous connaître pour comprendre notre force – peut-être que l’action des No Border ne devrait pas se limiter au territoire européen où nous sommes si confortables, et plutôt aller à la rencontre des autres. »
Ça y est, nous sommes tou·te·s réuni·e·s en assemblée, tout le monde est rempli d’énergie, l’occupation du terminal de l’aéroport de Rotterdam s’est bien déroulée, les voyageu·r·se·s présent·e·s ont pris le temps d’essayer de comprendre pourquoi nous nous mobilisions de la sorte, la plupart ont convenu que ce n’est pas en répondant avec une telle violence aux besoins légitimes des personnes exilées que nous allions pouvoir faire société et faire face aux difficultés qui s’annoncent partout. Bref, du coup tout le monde est là sous le chapiteau de cirque multicolore qui nous a été prêté, et nous passons en revue l’ordre du jour. Je me suis inscrite au point sur les actions récentes et perspectives, c’est mon tour alors que tout le monde vient d’exprimer sa joie et sa satisfaction devant les actions menées, j’ai peur de provoquer une douche froide… Je me lève, je parle fort, je veux être entendue de tous et toutes.
« Je suis vraiment heureuse que nous nous retrouvions ! Ces deux années passés isolé·e·s dans nos villes respectives à mener des actions locales sans partager ce que faisaient les autres étaient terribles, j’ai eu l’impression de vivre terrée alors que le monde se retournait. Je suis en joie de reprendre le camp No Border après ces temps de rupture, mais cela ne me semble plus suffisant ; la situation empire et nous nous sentons de plus en plus impuissant·e·s devant les activités paramilitaires de surveillance des frontières déléguées par les États à des entreprises privées mercenaires et financées par nos impôts ; il semble parfois que nous ayons baissé les bras ici. Nous savons que ce qui se met en place actuellement est là pour durer, qu’il s’agit de la vision que les plus riches de ce monde ont pour maintenir leur système financier et leur hégémonie en neutralisant, militairement s’il le faut, les inévitables protestations, ici comme de l’autre côté de la planète. Pour que notre monde continue d’exister dans le système qui s’organise, pour donner une visibilité à cet état des choses nous savons que nous devons éviter de compartimenter nos efforts. Aujourd’hui alors que l’Europe par l’intermédiaire de Frontex délocalise le contrôle de ses frontières en Afrique, et au Moyen-Orient, la nécessité de faire alliance semble d’autant plus essentielle. Nous en avons déjà parlé ici même il y a deux années, l’Europe n’est plus le seul endroit où mener les luttes No Border, notre union au travers des territoires doit se matérialiser de façon plus palpable. Je vais laisser la parole à Ahmad qui a une vision plus complète de cette question car il l’a vu de près et en personne. »
Ahmad se lève :
« — Oui je pense aussi que nous sommes trop isolé·e·s ici en Europe du Nord, nos stratégies nous font rentrer peu à peu dans une habitude, une ritournelle, nous avons l’impression qu’il n’y a pas d’autre mode d’agir, c’est épuisant. Il existe de nombreux groupes actifs au sud de la Méditerranée, nous les connaissons mais dialoguons trop peu avec elles et eux.
Je connais un peu ces groupes, et je crois que nous avons beaucoup à apprendre d’eux, ils ont des fonctionnements vraiment dynamiques, je suis admiratif de leur persistance. Leurs réseaux de solidarité sont vraiment solides, leur prise de risque est évidemment d’un autre ordre, les armes, la prison ne sont jamais loin, toujours présentes à leur esprit. Les environnements dans lesquels ils agissent sont bien plus dangereux que ceux auxquels nous faisons face. Surtout, leur connaissance du terrain est unique et comprendre mieux leur expérience nous permettrait d’asseoir notre discours dans le temps. Mais elleux ne peuvent venir nous rejoindre ici en Europe du Nord pour transmettre leur savoir, c’est à nous de nous déplacer, d’aller à la rencontre de leurs pratiques et de leur contexte pour établir un lien que nous pouvons espérer durable. »
Une personne dans l’assemblée demande la parole :
« — Oui ces enjeux sont cruciaux, ici avec nos passeports européens nous serons toujours plus protégés que des activistes ailleurs dans le monde, qui pourtant n’hésitent pas à se rallier à des mouvements au-delà des frontières de leurs pays, que ce soit par une présence en ligne ou encore lorsque nous les invitons à nous rencontrer et qu’ils y parviennent. Si nous organisions une action conjointe nous aurions une visibilité bien plus grande et nous nous rendrons compte de l’ampleur et des capacités de notre mouvement. »
Une autre personne ajoute:
« — Nous devrions organiser une caravane, d’habitude nos mouvements se retrouvent à Bruxelles pour porter leur réclamations aux personnes assises dans des bureaux climatisés… Cette fois-ci nous devrions partir de Bruxelles, depuis la gare du Nord pour aller vers les endroits où nous savons qu’il y a des gens en danger, et en chemin nous devrions réunir toutes les personnes intéressées à soutenir ce trajet, une grande caravane.
— Oui mais, dit encore quelqu’un d’autre, il faut faire attention, bien réfléchir à une action qui soit constructive et ne mette personne en danger. »
Ahmad reprend la parole, il a un regard a un regard particulier, je crois qu’il cache difficilement sa joie…
« — J’ai laissé de nombreux amis en Égypte mais aussi en Algérie ou encore parmi les personnes qui se mobilisent au Sahara, je serais content de faire l’intermédiaire pour connaître leur point de vue, je propose que nous nous laissions un peu de temps et que nous organisions une réunion dédiée pour discuter de ce sujet d’ici une quinzaine de jours. »
L’assemblée émet une rumeur d’approbation partagée, il y a des marionnettes de mains, de toute part, d’autres ne peuvent réprimer un applaudissement enthousiaste, on entend des bravos ! Il y a comme un soulagement dans l’air à l’idée d’un possible, pourtant certain·e·s restent silencieu·x·ses avec, on peut le ressentir, des doutes, des peurs. Une main se lève :
« — Je pense qu’il faut être prudent·e·s et préparer un projet comme celui-ci avec attention, et surtout avoir un dialogue très honnête avec les personnes sur place pour s’assurer que notre projet est souhaitable, que cela ne les mettrait au contraire pas en danger. Je pense que si nous décidons de le faire nous devons mettre en place des outils de communication sécurisés, assurer seul·e·s la façade publique et n’agir qu’avec l’accord explicite des personnes concernées. Je serais contente de me joindre à toi Ahmad et d’organiser les outils numériques pour faciliter la communication. »
Enthousiaste, je me lève et ajoute d’un trait : « — je me joins à elles et eux je trouve ce projet super motivant. — Parfait, enchaîne le modérateur du jour : Lize, Alice et Ahmad prennent en charge l’organisation de cette prochaine réunion et nous informeront par le biais de la liste de discussion. »
Des jours et des mois ont passé, de nombreux échanges riches et étonnants, nous sommes sur le départ, nous sommes une trentaine, vraiment enthousiastes nous partons enfin après tous ces préparatifs ; nous avons opté pour un convoi à vélo, nous partons du port d’Anvers vers le sud est puis descendons la vallée du Rhône. À chaque étape nous retrouvons des allié·e·s, il y a dans chaque ville, chaque village que nous traversons, quelqu’un pour mettre un drapeau à sa fenêtre : « Refugees Welcome » ou d’autres qui nous attendent le vélo à la main pour se joindre au convoi. Nous nous arrêtons dans des lieux amis pour passer la nuit, mais aussi pour présenter notre projet. Les basques et tou·te·s celleux venu·e·s de l’ouest quand à elleux traversent l’Espagne et se dirigent vers le Maroc. À Marseille nous doublons notre groupe, certain·e·s partent en ferry jusqu’à Alger, les autres poursuivent ensemble vers la vallée de la Roya. Nous faisons la route à l’envers, à chaque étape nous rencontrons des groupes de personnes en chemin vers le nord, des campements sauvages dans toute l’Europe particulièrement autour des frontières. Nous traversons l’Italie vers le sud, pour rejoindre une équipe sur le Sea Watch[5:1] aui nous mènera au port de Zarzis.
Comment décrire l’arrivée à Alger, nous sommes accueillis par des compatriotes, puisque tout un chacun ici à une connaissance ou un membre de la famille en Europe, à l’époque ils étaient français, mais n’ont jamais été considérés comme tels, ensuite c’est un assemblage de luttes qui est toujours irrésolu. Donc nous arrivions à Alger par le ferry pendant que le Sea Watch débarquait nos camarades à Zarzis.
La rencontre avec nos camarades du Niger est essentielle pour nous. Nous avons pris le temps de comprendre, de nous faire raconter les mobilisations qui ont eues lieu contre la présence de Frontex au Niger (« partenariat opérationnel contre le trafic de migrants » entre Frontex et EUCAP : European Capacity Building in Sahel Niger[7] qu’ils l’appellent.)
Comme le souligne l’appel de la campagne « Abolir Frontex », Frontex est le bras armé des politiques migratoires et frontalières répressives de l’UE. L’agence joue un rôle de premier plan dans le contrôle des frontières, les expulsions, la coopération avec les pays tiers et les contacts avec l’industrie militaire et sécuritaire. Ce ne sont pas uniquement les fonds dévolus à l’agence mais bien de 60% des fonds fiduciaires d’urgence de développement qui sont consacrés au contrôle migratoire au lieu d’être engagés dans le soutien à des pays africains.[8]
Les nigérois ne veulent pas de la présence de cette agence privée et de ce système colonial de contrôle au sein de leur pays.[9] « Pour notre pays, le Niger, cette situation est dramatique, la région autour d’Agadez est en train de se transformer en une zone militarisée de traque des personnes en déplacement. Le Sahara oriental a toujours été une zone de transit, une zone de commerce, on appelle les mouvements au sein du territoire qui sont parfois saisonniers et en tous cas le plus souvent récurrents, une migration circulaire. C’est un paradigme ancien d’échange commercial qui a nourri les familles au cours des siècles, faisant culture. »
Les personnes se déplacent en fonction des saisons pour louer leurs bras en allant travailler là où est le besoin, pour revenir ensuite vers leurs villages et leurs familles.
Mais il n’y a pas qu’au Niger, dans bien d’autres pays, la société se mobilise pour penser la migration. Au Sénégal par exemple il existe à l’université Gaston Berger un groupe d’étude et de recherche sur la migration (GERM) qui s’associe pour se présenter ainsi :
« Ainsi, il est devenu plus qu’opportun pour le Sénégal de repenser les déplacements de ses populations et de celles qui viennent s’y installer afin de permettre, aussi bien aux émigrants qu’aux immigrants, de vivre convenablement et d’être reconnus pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des êtres humains dont le courage, les efforts et les capacités d’adaptation en font des acteurs essentiels d’une mondialisation plus équitable, cohérente et pleinement réussie. »[10]
Ce n’est pourtant pas le point de vue partagé par les européens qui étendent leur main mise sur les territoires africains en engageant les agences officielles de nombreux pays dans un programme commun dédiées [11] qui ont déjà en 2019 ouvert un bureau “d’analyse des risques” ou leurs “analystes” collectent des données sur les mouvements de population hors de leur territoire. Et cette année lors d’un congrès à Dakar également la représentate Européenne a annoncé une collaboration plus proche ou Frontex mettrait armes et drones à disposition et surtout des documents ont fuités présentatn des accords entre l’eu et le Sénégal dans ce cadre un accord statutaire est en cours de négociation [12] concernant le rapatriement de citoyens sénégalais et d’autres pays Africains [13] et l’Europe demande l’immunité pour ses actions sur le territoire Sénmégalais [14]
Le 18 aout 2022 l’association Malienne des expulsés [15] tenait une conférence dénonçant les actions Européennes qui via Frontex visent à empêcher les peuples de quitter leur territoire, contre les droits évidents des peuples à disposer d’eux même. [9:1]
C’est avec eux que nous organiserons la mobilisation a Dakar.
Agadez, jadis grand caravansérail, ville de négoce et de rencontre entre les populations du nord et du sud du Sahara, avait perdu de son dynamisme « depuis le déclin des échanges transsahariens et l’enclavement de la région septentrionale du Niger déterminé par les frontières coloniales » [Guitart, 1992, p. 247].
La ville, travaillée par les flux de population qui la traverse, voit son paysage urbain se transformer. Certains de ses quartiers vivent ainsi au rythme des arrivées et des départs de migrants, tantôt animés par une foule cosmopolite, tantôt baignés par le calme pesant de l’attente.
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Denetem Touambona, Fugitif, où cours-tu ?, PUF, Des Mots, 2016 (ISBN : 978-2-13-073557-1) ↩︎
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https://alarmephonesahara.info/fr/conseil-aux-migrant/conseil-aux-migrant-e-s ↩︎
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Pour plus d’informations sur l’agence privée Frontex son déploiement hors de l’Europe et l’évolution des financements publics engagés https://migration-control.info/fr/wiki/frontex/ ↩︎ ↩︎
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https://unitedagainstrefugeedeaths.eu/about-the-campaign/about-the-united-list-of-deaths/ ↩︎
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https://orientxxi.info/magazine/tunisie-a-zarzis-les-familles-des-disparus-en-mer-marchent-contre-l-oubli,5923#nb2 ↩︎ ↩︎
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DECLARATION DE L’AME RELATIVE AUX TUERIES MASSIVES DE MIGRANTS A NADOR (MAROC) ET MELILLA (ESPAGNE, PAYS MEMBRE DE L’UNION EUROPEENNE) - Association Malienne des Expulsés ↩︎
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https://alarmephonesahara.info/fr/blog/posts/controle-et-criminalisation-externalise-nouveau-partenariat-operationnel ↩︎
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https://migration-control.info/fr/wiki/niger/#_ftnref148 ↩︎ ↩︎
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Statewatch | Africa-Frontex Intelligence Community: participating agencies named ↩︎
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Statewatch | EU: Tracking the Pact: Plan for Frontex to deploy "vessels, surveillance equipment, and carry out operational tasks" in Senegal and Mauretania ↩︎
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How the EU created a crisis in Africa – and started a migration cartel - The Correspondent ↩︎
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Statewatch | EU: Tracking the Pact: Plan for Frontex to deploy "vessels, surveillance equipment, and carry out operational tasks" in Senegal and Mauretania ↩︎