Des mine(rai)s qui ne font pas le(ur) poids

Un vieux camion chargé de sacs quitte le bitume pour une route en terre compactée. Son balancement secoue les hommes accrochés à la ridelle tout en haut de la cargaison. Le tuyau d’échappement expulse une fumée noire sur son passage. Les vendeurs massés le long de la route se pressent à couvrir leur nez et leurs yeux. Une fine poussière nappe les marchandises étalées à même le sol sur des sacs en toile.

Aucun panneau n’indique des informations sur le lieu. Tout le monde sait que c’est Musompo, une cité née de l’envie de sortir le négoce de l’activité minière artisanale du centre-ville de Kolwezi. Les avenues sont bordées des enclos et les murs de clôture portent l’inscription CoCu. Est-ce une adresse ? Un nom d’avenue, de quartier ou de rue ? Un marquage spécial ou l’identification de la situation amoureuse de l’occupant ? Rien de ce que peut imaginer un visiteur non averti. Co et Cu sont les symboles chimiques du Cobalt et du Cuivre, les métaux dont les minerais sont achetés par les comptoirs à l’intérieur des enclos.

Des sacs de minerais jonchent le sol du comptoir de monsieur Lee assis derrière un bureau d’où il surveille tous les mouvements. Sa tête est couverte d’un large chapeau de paille contre l’insolation tropicale. Il est arrivé en République Démocratique du Congo lors du contrat chinois : quatorze milliards de dollars américains de travaux d’infrastructure contre
l’exploitation des minerais. Ce gigantesque troc à l’échelle nationale n’a jamais livré tous ses secrets d’État. Une année de service dans une entreprise des travaux publics chinoise lui avait permis de mesurer les opportunités d’affaires en terre congolaise. Il se lance dans l’achat des minerais qu’il revend aux fonderies de ses compatriotes.

Ce matin, c’est Bwanga et sa bande de creuseurs qui viennent vendre leurs minerais à monsieur Lee le boss. À la dernière livraison, il leur avait promis de revoir le prix à la hausse si la prochaine dépassait le seuil d’un certain tonnage. Ils sont fiers de lui annoncer que le défi est relevé. Les équipes se hâtent à prélever les échantillons pour analyses secrètes dans son mystérieux laboratoire. Après un court moment d’attente, la magie de la chimie révèle les résultats apportés par un chinois. À première vue, l’homme n’a de chimiste que sa tenue de travail. Un bref regard jeté sur la feuille de papier suffit à monsieur Lee pour pianoter sur sa calculette avec une dextérité qui ferait pâlir de jalousie tous les pianistes du monde. Le temps pour Bwanga et sa bande de déchiffrer le document imprimé en des caractères mixtes (alphabet latin et sinogrammes), monsieur Lee décadenasse sa grande malle métallique.

Il compte une somme par liasses et briques constituées de grosses coupures de franc congolais, c’est plié ! Le boss ordonne le déchargement du camion qui transporte la marchandise de Bwanga et sa bande. Cette fois-ci, les sacs de minerais sont transportés à dos d’hommes, leurs cris d’encouragement semblent compenser l’énergie perdue par l’effort au travail mal rémunéré.

Kalong et Naomie avancent vers le comptoir de monsieur Lee, elles demandent à parler au responsable après une présentation cartes de visite à l’appui. Le gardien ne leur accorde pas son attention, elles lui paraissent transparentes. Ces jeunes bloggueuses et activistes des droits au commerce équitable, congolaise et européenne, espèrent trouver un contact sur le petit panneau accroché au mur. Elles n’y voient que des prix correspondant aux teneurs en cuivre et cobalt des minerais. Leur instance est infructueuse. Tout semble inaccessible, le gardien finit par prévenir monsieur Lee de cette présence indésirable. Par l’entrebâillement de la barrière, le boss aperçoit les jeunes femmes. Il passe un coup de fil en langue swahilie « petit chinois » apprise sur le tas : « bwana, mwanamuke mwehushi na muzungu uji yangu kaji ».

Le passage de cinq voitures sur le bitume plus tard, un agent du service des migrations et celui de la police nationale traversent la route, ce dernier porte une Kalachnikov rouillée en bandoulière. Ils demandent à Kalong et Naomie de les suivre. Elles entrent dans un tout petit bureau à peine plus grand que le cabinet de toilette d’un avion. L’agent du service des migrations leur demande les papiers qu’elles fournissent sans hésitation. Il les pose après une
brève lecture et entrelace les doigts de ses mains, les coudes appuyés sur une table bancale en bois. Il brise le silence au bout d’une minute d’observation et s’adresse à Naomie en premier : « — Madame, ce que vous faites dans ce pays, nous ne pourrons jamais le faire chez vous. La violation d’un site stratégique national peut vous coûter une expulsion et une annulation de votre visa. Vous êtes trop jeune, vous avez l’âge de ma fille cadette. Pourquoi vous les blancs vous cherchez toujours à déstabiliser l’Afrique ? Au lieu d’apporter le développement, vous cherchez toujours à nuire aux africains. » Ayant l’habitude de cet exercice dans ses aventures solitaires, sans se montrer
désobligeante, Kalong essaie de reprendre la parole avec adresse en rendant à l’agent le respect qui lui est dû : « — Papa, je travaille pour les droits au commerce équitable dans l’exploitation des ressources naturelles. Je mène une petite enquête sur la distribution des revenus dans la chaîne de valeur de l’exploitation artisanale des minerais.
— Ma fille, arrêtez d’humilier ton pays. Vous êtes trop jeunes, laissez la politique aux politiciens. Je vous conseille de vous concentrer sur d’autres sujets, dit d’un ton bienveillant l’agent du service des migrations. »

Dans le comptoir de monsieur Lee, Bwanga et sa bande sont perdus depuis un moment. Ils discutent dans un coin, la concertation semble interminable. Finalement ils tranchent, les voilà de retour devant le bureau du boss. Bwanga cite le montant de la somme reçue et rappelle que la promesse n’a pas été tenue malgré le dépassement du seuil. Monsieur Lee reprend le papier du résultat des analyses en pointant son index sur le titrage en teneur de cuivre et cobalt qui est inférieur à ses attentes pour pouvoir accorder la faveur promise.

Bwanga et sa bande grommellent. Ils jurent de ne plus revenir au comptoir de monsieur Lee qui, du reste, s’occupe du rangement de son nouveau stock à l’autre bout de l’enclos. Le boss caresse son chat tigré avec l’auriculaire de sa main droite sur lequel brille une chevalière en or de quelques carats. En plus de son large chapeau de paille, il porte des lunettes de soleil. Ce soir, il mangera du riz cantonais en accompagnement d’un appétissant canard laqué pour célébrer le nouvel an chinois et sa réussite en cette année du Tigre.

Le déchargement fini, le camion sort de l’enclos. Bwanga et sa bande sont assis autour du grand sac en plastique qui contient l’argent de la vente de leurs minerais. Ils sont tous silencieux. Le camion quitte la route en terre pour le bitume, son balancement les secoue à gauche puis à droite. Du coup, ils se mettent à pouffer puis à s’esclaffer. Ils se promettent d’être durs en affaire la prochaine fois.

L’agent du service des migrations relâche Kalong et Naomie après ses conseils de parent. Elles enfourchent la moto-taxi qui les attendait devant le poste. Kalong demande au conducteur de rattraper le camion.

Une fois à Kolwezi, Bwanga et sa bande s’installent dans la gargote Chez Maman Sylvie où ils ont leurs habitudes. Ils commandent des bières fraîches. Tous les regards convergent vers le milieu de la table où repose le sac en plastique qui contient l’argent. La jeune
serveuse tarde à revenir sur leur table, chacun décapsule sa bouteille avec les dents. Au bout de trois gorgées bues au goulot, Bwanga commence la répartition de la récompense aux efforts fournis à arracher du sous-sol les minerais qui feront tourner l’économie mondiale. Pour certains, une semaine suffira pour dépenser le revenu en alcool, vêtements, femmes et achat du dernier téléphone portable qui finira comme garantie d’un prêt de loin inférieur à sa valeur marchande. Pour d’autres, ce sont des familles qui trouveront un moyen de survie.

Une Noire et une Blanche franchissent le seuil de la porte d’entrée de la gargote, c’est une premier pour Maman Sylvie et ses clients. Kalong et Naomie se posent sur des sièges en plastique et commandent à leur tour des bières brunes. Les garçons s’imaginent que ce sont ces employées des entreprises minières en manque de sensation forte. L’un d’eux se permet de leur décocher une œillade à laquelle Naomie répond par un sourire subtilement provocateur. Sympathiser avec cette nymphe pourrait ouvrir les portes de l’emploi ou l’immigration facile, pensent certains membres de la tablée. En chef de bande, Bwanga
rappelle ses amis à l’ordre. Il engage une conversation en lien avec la menace qui pèse sur leur Zone d’Exploitation Artisanale. Une vive discussion anime le petit groupe.

Kalong parle discrètement avec la serveuse. Elle ramène des bouteilles de bière sur la table des garçons qui ne se souviennent pas de cette commande. L’offre vient de la Noire au sourire ravageur, dit-elle avec ironie. Comment la remercier puisque son siège est vide ? De retour des toilettes, Kalong entre en scène telle une diva d’une série télévisée brésilienne. Elle attire les regards et récolte les « mercis » des garçons. Elle avance avec sa bouteille en main et trinque successivement par un mouvement fluide qui pourrait inspirer la vidéo publicitaire d’une boisson alcoolique destinée aux femmes courageuses. Elle s’introduit et trouve une place parmi les garçons. Naomie les rejoint par un geste de la main de sa copine. Le sourire timide aux lèvres des creuseurs trahit leur limite à engager une conversation en français, langue officielle de l’éducation nationale. Bwanga s’impose comme l’unique interlocuteur et interprète.

Kalong joue les journalistes en interview : elle découvre le travail dur et harassant des creuseurs, les dangers du creusage souterrain éclairé à la bougie avec une baisse de l’oxygénation, la ruse des acheteurs qui truquent les balances et falsifient le résultat des
analyses.

La multiplication naturelle des minerais dans le sous-sol est une idée reçue qui console les creuseurs. Kalong s’improvise géologue et leur apprend que la transformation géologique est un phénomène qui prend des millions d’années. En apprentie économiste, par un schéma simple, Naomie leur explique que les minerais revendus par les comptoirs rapportent beaucoup d’argent. Avec elle, ils apprennent également que la hausse du prix du cobalt due à la fabrication des batteries des voitures électriques pourrait baisser une fois l’usage du graphène garanti.

L’alcool finit par avoir raison de la lucidité des creuseurs. Les mystérieuses femmes restent une idée dans la mémoire de chacun. Ont-elles vraiment existé ? Est-ce des esprits envoyés par les ancêtres venus parler à leurs descendants ? Du moins, la vie de creuseur
suit son cours dans les mines artisanales de la ville. Dans les galeries souterraines ; ils creusent, fouillent, bêchent ; sans laissez nulle place où la main ne passe et repasse. On croirait voir travailler les enfants du laboureur dans la fable de Jean de La Fontaine. Ils prennent de la peine et récoltent même le trésor caché.

Un matin, outils en main, les creuseurs trouvent leur Zone d’Exploitation Artisanale occupée par des engins de terrassement en plein chantier. La police anti-émeute est prête à intervenir au signal du commandant des opérations. Personne ne leur apporte des explications. Trois grosses cylindrées 4x4 entrent dans le décor, monsieur Lee descend de l’une d’entre elles en compagnie des européens tirés à quatre épingles. Le Chinois déplie une carte éologique et explique aux investisseurs européens la richesse de l’étendue de terre qu’il met à la disposition de leur partenariat. Tous les creuseurs regardent en spectateurs ces gens qui occupent leur espace de travail. Les autorités locales et le syndicat des creuseurs sont taiseux sur cette expropriation qui va conduire au chômage des milliers de creuseurs et rendra plus pauvre des familles entières.

Déjà cinq jours qu’ils n’accèdent pas à leur Zone d’Exploitation Artisanale (ZEA). Des sit-ins, des marches, des démarches administratives, des pétitions et des reportages télé ne leur permettent pas de rentrer dans leurs droits. En petit comité, Bwanga et sa bande vont voir monsieur Lee qui les accueille dans son comptoir. Il leur promet un travail d’ouvrier
dans la prochaine usine une fois la construction terminée. Ils montrent leur désintérêt et demandent à reprendre leur zone d’exploitation donné légalement par l’État.

Avec le soutien des creuseurs d’autres Zones d’Exploitation Artisanale, Bwanga et sa bande envahissent leur espace de travail spolié par monsieur Lee et ses complices. La police déploie les grands moyens. Du gaz lacrymogène ne disperse pas les manifestants et les tirs de sommation les encourage plutôt à avancer vers les policiers. La presse est interdite d’approcher le théâtre des affrontements. Sur une moto-taxi, Kalong et Naomie réussissent à se faufiler par un sentier à travers une petite brousse. Avec leurs téléphones, elles lancent des directs sur les réseaux sociaux. Les forces de police croulent sous un « kungulu ya mabwe », un véritable déluge de pierres lancées par une horde de creuseurs.

Des coups de feu retentissent à nouveau, l’ordre est donné de tirer sur les hommes. Chacun essaie de se mettre hors d’atteinte mais il est trop tard pour Bwanga et quelques manifestants qui tombent sur le champ.

Pendant ce temps, monsieur Lee prend un apéro avec les investisseurs européens, ils savent que c’est un petit vent qui va bientôt passer. Les corrompus des pouvoirs publics promettront de relocaliser ces Damnés de la terre, monsieur Lee et ses associés exploiteront les riches gisements de Cobalt longtemps cédés à des minables creuseurs qui ne feront pas le poids face à la force des industriels.

Au bout de vingt minutes de direct, Kalong et Naomie sont prises par des policiers qui les mettent entre les banquettes de la camionnette menottes au poignet. Elle se débattent et font valoir leurs droits en demandant une assistance consulaire pour Naomie et un avocat pour Kalong. Arrivés au commissariat, l’inspecteur arrache leurs téléphones avant de les
accuser d’espionnage pour le compte d’une puissance étrangère. C’est le début d’une affaire diplomatique et médiatique.

Bwanga s’en sort miraculeusement bien, son pronostic vital n’est pas engagé, il a subi une intervention chirurgicale de plusieurs heures pour extirper la balle logée dans son abdomen. De l’avis de son médecin traitant, il n’exercera plus son métier de creuseur artisanal des minerais avant plusieurs années. Il vit à présent de la solidarité de ses compagnons d’infortune et de la vente des chaussures de seconde main dans un marché.

Les autorités locales mettent en place une commission qui va diligenter une enquête sur les incidents. Elle a pour mission d’établir les responsabilités. Dans le secret, le rapport est déjà écrit, le scénario est connu d’avance. À chaque acteur de jouer son rôle jusqu’au clap de fin.

Monsieur Lee et ses associés sont encensés par les médias locaux et les autorités. Il a acheté la diffusion d’un reportage en leur honneur dans toutes les éditions du journal des chaînes de télévision. C’est le grand jour, une usine neuve est sortie de terre à peine
quelques mois après le début des travaux. Les discours sont louangeurs, tout le monde vante la création des emplois et les retombées en termes d’impôts. Le plan d’une fraude fiscale et d’un dumping social est déjà bien ficelé dans les coulisses. Le ruban symbolique coupé, monsieur Lee renverse à terre le contenu d’une coupe de champagne dans un rituel de libation pour respecter la tradition. Le chef traditionnel Mbididi III bénit l’usine en aspergeant la poudre de kaolin et en prononçant son plaidoyer aux ancêtres pour une excellente production.

Abreuver de champagne les ancêtres dont les descendants ont soif de justice est une injure qui laisse perler une larme de douleur sur les yeux de Bwanga qui suit, impuissant, le direct de la cérémonie. Monsieur Lee avait promis à Bwanga qu’il n’aura que ses yeux pour pleurer. La malédiction des ressources naturelles semble les poursuivre de génération en génération.

Les affaires marchent pour monsieur Lee et ses associés, la machine tourne à plein régime une année après leur victoire sur les creuseurs.

Bwanga, fils d’un ancien mineur de l’industrie minière d’État en déliquescence, semble resigné. Celui qui a grandi dans un camp de travailleurs repense souvent à son enfance heureuse parmi les nombreuses familles ouvrières. Adulte, il vit le paradoxe d’Anderson, son père formé sur le tas au travail d’ouvrier dans la mine avait une meilleure existence que la sienne. Pourtant, il a un niveau d’études supérieur à celle de son défunt géniteur. Il s’imagine un avenir sombre pour ses quatre enfants, serait-il en train d’élever des futurs sous-fifres d’un système illégal, inégal et égoïste ?

Un jour de marché, couché sur son étal, il se refuse de baisser les bras et se promet de se battre pour un meilleur avenir de ses enfants. Il tient des réunions clandestines et devient la figure incontestable de la lutte des creuseurs. Son nom commence à circuler dans la ville. Sa voix compte et les politiques corrompus essaient de l’acheter pour en faire un allié efficace lors des élections à venir. Il ne mord pas à la tentation, il joue son va-tout.

Les épouses qui ramenaient des repas à la Zone d’Exploitation Artisanale ne veulent plus jouer les seconds rôles. Elles décident de prendre les devants. Elles font appel à la sororité de toutes celles qui se sentent concernées par cette affaire. Le rassemblement va à la rencontre de la reine Ngaluwej, épouse du chef traditionnel le roi Mbididi III qui règne sur
les terres de la ZEA sujette à conflit. Les notables de la cour royal voient d’un mauvais œil cette réunion féminine considérée comme un affront au pouvoir patriarcal.

La nouvelle de l’action des femmes circule dans la presse locale. Monsieur Lee convoque dans le secret quelques notables en présence des autorités politiques et administratives.

Une partie du Code minier leur est expliqué : la présence d’une industrie minière donne au pouvoir coutumier et traditionnel le droit d’obtenir la redevance minière, un impôt destiné aux entités locales. La gestion de ces fonds ne sera pas contrôlée par l’État. On leur montre la planification de l’exploitation, la hausse du cours des métaux au London Metal Exchange et le calcul de l’évolution de la redevance minière qui atteindra plusieurs millions de dollars américains. Une belle secrétaire au teint « choco frappant », résultat de l’usage des lotions éclaircissantes ; habillée en tailleur rouge, perchée sur des talons aiguilles vernis, remet à chacun une enveloppe blanche immaculée avant la fin de la réunion. Ils échangent des regards marqués par l’étonnement. Monsieur Lee comprend, il connaît très bien les us et coutumes locaux. La poésie de la langue locale se prête bien à embellir ce que l’héritage culturel colonial qualifierait de corruption. Sa secrétaire prend la parole avec un ton faussement modeste et leur dit : « — Vous êtes nos pères, nos chefs, les garants de nos traditions. Nous devions venir vers vous mais nous vous avions invités pour vous exposer nos problèmes et vous montrer l’œuvre que votre collaboration a permis à construire sur la terre de nos ancêtres de qui vous avez le savoir et la légitimité du pouvoir. Monsieur Lee est l’un des nôtres. Il parle notre langue, il mange nos mets et boit nos boissons traditionnelles, il partage toutes nos réalités. C’est un frère à la peau différente. Sous cette chaleur accablante, on ne peut déplacer des chefs sans leur offrir un verre d’eau fraîche. Le petit rien que nous avons apprêté dans ces enveloppes permettra de dessécher vos gorges. Soyez comme nos mamans auprès du roi Mbididi III, celles qui plaident pour leurs enfants. »

Le doyen des notables se lève et prend la parole à son tour : « — Nous vous remercions d’avoir pensé aux notables que nous sommes. En toute chose, il ne faut jamais oublier ses racines. Les ancêtres sont présents, ils nous écoutent à chaque fois que nous leur parlons. Vous venez de faire un geste fort et il ne sera pas oublié du tout. »

Il postillonne sur l’enveloppe épaisse pour bénir les donateurs. Il sent par le volume qu’à peu près trente billets de cent dollars américains y sont soigneusement alignés. Tout le monde applaudit. Il reprend son discours : « Nos ancêtres vous ont écoutés. Je ne vais pas trop parler, vous verrez de vous-mêmes. »

Le roi Mbididi III réunit en conseil les notables. La nuit précédente, la reine lui a parlé de la visite des femmes. Il lui a répondu de manière autoritaire que leurs époux devraient venir eux-mêmes le rencontrer. Le roi introduit en résumant le déroulement des événements. Chaque notable donne son point de vue. Le doyen prend la parole et explique au roi tout ce qu’il a appris lors de la rencontre avec monsieur Lee. Le conseil défend l’industrie. Fait du prince : Mbididi III tranche en faveur de l’extractivisme industriel.

La reine Ngaluwej et les femmes sont désespérées mais elles décident de ne pas abandonner. Chaque soir, dans le secret, l’épouse du roi Mbididi III entre dans la case sacrée. Ce sacrilège lui permet de communiquer avec les ancêtres, elle y découvre que l’interdit est une invention du pouvoir patriarcal. Les femmes autant que les hommes de la lignée royale ont le privilège de communiquer avec le conseil royal de l’au-delà. On lui garantit une réaction qui remettra de l’ordre dans la chefferie.

Trois mois plus tard, les gardes de l’usine voient venir une marée humaine constituée des femmes qui chantent leur hostilité à monsieur Lee et ses associés. Elles frappent leurs pagnes au sol pour maudire les activités des spoliateurs. Les creuseurs apprennent
l’initiative de leurs femmes. Peu de temps après, ils les rejoignent à l’usine où les ouvriers expatriés en grand nombre courent dans tous les sens pour échapper à la furie des manifestants. Dans son bureau, monsieur Lee tente de joindre la police et demande une intervention rapide. L’usine est déjà assiégée et le boss est pris en otage. Ils réclament un procès équitable et une réparation.

L’affaire fait grand bruit, les autorités locales se sentent obligées de jeter du lest sous peine d’exposer leur corruption. Monsieur Lee et ses associés sont isolés. Un simulacre de procès s’ouvre et après plusieurs mois, le jugement tombe : la justice condamne les creuseurs et leurs femmes à des peines de prison ferme.

Le roi Mbididi III voit des dollars américains pleuvoir à la cour. Il se construit un beau palais et l’ameublement répond au style Louis XIV. Il s’achète une voiture de luxe chez le plus grand concessionnaire de Lubumbashi. Le vin de palme servi dans des calebasses perd sa place ; des bouteilles de whisky, cognac et champagne décorent les étagères de son salon. Un téléviseur géant ouvre un nouvel horizon aux yeux royaux, une antenne lui fournit des chaînes du monde entier. Il sait maintenant comment commander sur A***** et A** B*** à partir de son smartphone. Un générateur électrique à essence vrombit dans une petite cage métallique couvert d’une tôle. Les bars et les restaurants des villes du Katanga n’ont plus de secret pour lui, il est friand des plaisirs de la table. Les femmes des villes partagent ses nuits dans des hôtels quatre étoiles. Son carnet d’adresses reprend les numéros des ministres, députés, gouverneurs, homme d’affaires qui lui proposent du business. Ses demandes à monsieur Lee sont exécutées, il a le monde à ses pieds. Il a troqué sa tenue cérémoniale en peau de bête contre des costumes trois pièces de grande marque.

Une nuit dans un palace de Sandton, quartier huppé de Johannesburg en Afrique du Sud, il fait un rêve pour le moins étrange. Il se réveille en sursaut et demande à rentrer au village. La prostituée qui ne parle pas un mot de sa langue ne comprend rien à la situation. Elle essaie de le calmer pour le rendormir jusqu’à la fin du contrat le lendemain après l’heure
du petit déjeuner. Elle tente de lui caresser sa calvitie naissante. Il lui écarte la main par un geste brutal et tend quelques billets de cent dollars. Avec le langage des signes, sa respiration haletante, des frissons toutes les deux minutes, il veut qu’elle s’en aille vite. Il lui donne des billets de rand sud-africain en supplément pour qu’elle commande un taxi U***. Elle tape des doigts sur le poignet pour lui signifier que l’heure avancée ne permet pas de prendre ce risque. Il tient à rester seul, il sort encore des billets pour qu’elle paie une autre chambre. Inutile d’insister, elle ramasse son sac à main, ses escarpins et enfile la jolie robe qu’il lui a offerte l’après-midi. Elle ouvre la porte et disparaît dans le couloir avec l’idée d’être tombé sur un client envoûté par les sangoma de son pays.

Assis dans un coin de la luxueuse chambre, il repasse dans sa tête le film de son cauchemar les yeux grandement ouverts cette fois-ci :

Il y est nu au milieu d’une place publique de son village. Des hommes à la barbe fournie et aux cheveux grisonnants tapent contre le sol des sceptres en bois sculptés. D’une seule voix, ils disent : « tu as trahi notre confiance, tu n’as plus ta place dans le village. Dans trois jours, nous accueillerons ta venue parmi nous ». Un batteur de tam-tam se place en face de lui. À chaque battement, une partie de son corps se putréfie et des chiens enragés lèchent sa peau rugueuse.

Au terme de trois semaines d’escapade, il loue un jet privé qui atterrit à l’aéroport de la Luano à Lubumbashi. Il monte dans la voiture qui l’attendait au pied de l’avion. En route, il efface de son téléphone tous les numéros. En dix heures, il parcourt la distance qui sépare Luano de son village. Il regagne son ancienne case, il demande à parler à chaque habitant du village. Tous les problèmes lui sont exposés : l’eau de la rivière est souillée par des produits chimiques, le village tremble à chaque minage et les murs des habitations sont fissurés, plus rien ne pousse du sol rendu stérile, les maladies respiratoires sont légion. Les consultations populaires finies, il convoque les notables pour des décisions radicales. Les creuseurs et leurs femmes qui ont recouvré la liberté sont invités aux nouvelles palabres. Bwanga discute longuement avec lui pour mettre en place un modèle économique solidaire et alternatif entre les creuseurs et le village. Mbididi III se retire dans la case sacrée, reclus pendant une semaine, il parle avec les ancêtres après une longue pénitence. Il y sort les yeux pétillants, la barbe fournie et les cheveux grisonnants, la voix plus rauque qu’avant. Dans une longue procession, ensemble avec ses sujets, la reine, les creuseurs et leurs femmes, il se rend à l’industrie. Dans sa tenue traditionnelle, à l’avant du groupe, sa marche ressemble à une personne en transe par moments. Ils scandent des phrases avec différents timbres dans sa voix. La police se résout de les accompagner sans brutalité, les autorités réfléchissent à une médiation.

À la grande entrée de l’entreprise, il prononce des paroles dans une langue mystérieuse. Monsieur Lee l’observe rictus au bout des lèvres. Il dit à l’un de ses assistants :
« — Préparez une enveloppe pour ce guignol, je pense qu’il a mal géré et il se retrouve sans argent. On pourrait le dépanner un peu avant le prochain paiement de la redevance minière. »

Il retourne à son bureau et suit de temps en temps le déroulement de ce qu’il appelle « petite sketch » par l’écran de contrôle des caméras de surveillance. La consigne a été donnée dès le début de la manifestation : aucun acte de violence par les paroles et les actes. La police observe, les autorités politiques et administratives multiplient les appels téléphoniques vers le bureau de monsieur Lee pour le rassurer. Il leur exprime sa zénitude en riant du « manège de sorcier ». Mbididi III se retourne face à la foule et demande à chacun de retourner à sa maison dans le calme une fois sur le lieu de rassemblement. Environ une heure plus tard, la terre tremble un peu, la tasse de café de monsieur Lee se brise sur le sol carrelé de son bureau. La panique gagne certains employés à qui il reproche une superstition naïve et puérile.

Le lendemain, les résultats de laboratoire arrivent au bureau de monsieur Lee. Le pourcentage de teneur des minerais sont en-dessous des études prospectives, géologiques et des analyses des stocks précédents. Les équipes suivent le filon et l’étendue du gisement, aucun endroit ne donne des résultats satisfaisants. Monsieur Lee en devient fou. L’entreprise a reçu des prêts considérables des banques pour la construction de l’extension de l’usine. Des acheteurs avaient avancé le paiement de la production sur deux mois. La mauvaise nouvelle ne passe pas auprès de ses associés européens qui demandent des garantis de remboursement. Les autorités locales promettent de parler avec le « sorcier » qui leur a promis une colère foudroyante. Chacun craint maintenant de finir victime du sort des esprits ancestraux.

Mbididi III rencontre Bwanga dans son village. Autour d’un bon vin de palme, il lui apprend que les ancêtres ont délocalisé le gisement. Les notables corrompus finissent par rentrer dans le rang. Il lui indique la nouvelle place à exploiter par les creuseurs de son groupe. Sans la permission de qui que soit, les lieux sont investis par une horde de creuseurs auxquels les autorités accordent l’autorisation pour préserver la paix sociale selon le communiqué officiel. Une nouvelle Zone d’Exploitation Artisanale est née d’un endroit improbable. Le village retrouve sa sérénité d’antan.

La secrétaire trouve monsieur Lee suspendu la corde au cou. Il est décroché puis son corps est placé au sol. Décidé qu’il paie les conséquences de sa témérité, son esprit gardé par les ancêtres est restitué à son corps au moment où les médecins constatent son décès. La prise en charge rapide sous respiration artificielle remonte son pouls. Dès son réveil, il est le seul à voir à son chevet Mbididi III qui lui réclame des excuses. Les médecins ont l’impression qu’il monologue. À sa sortie de l’hôpital, on décide de le placer dans un asile sous sédatifs et anxiolytiques. L’ex-homme d’affaires vit l’enfer, il est finalement rapatrié aux pays de ses ancêtres.

Merci @Finkelstein pour la nouvelle version de ce texte brillant, l’intervention de Mbididi III est fabuleuse le rôle des femmes également.

Ce texte développe des univers magnifiques cela me donne envie de poursuivre car il soulève aussi plein d’interrogations, nous n’avons pas le temps pour cette édition mais je suis sure que d’autres opportunités se présenteront pour approfondir cette histoire.

En tous les cas mille mercis pour ces personnages hauts en couleurs et pleins de ressources.

J’espère que tu es toi aussi content et que tu n’as pas trop manqué de temps.

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