Un ouvrage surprenant par sa forme autobiographique et ses réflexions tous azimuts qui correspond bien à la manière que nous avons, aux petites singularités, d’appréhender les choses.
La littérature n’a donc rien d’accessoire. Pas plus que ne l’est la poésie, comme je l’ai déjà tant écrit. J’entends que pour certains cela puisse s’apparenter à un souci bourgeois d’en appeler à l’esthétique, à la culture ou à de nouveaux récits quand le monde semble sombrer de toutes parts. Je partage que ceux-ci ne pourront rien accomplir de majeur s’ils ne sont pas fermement appuyés aux deux autres leviers de transformation sociale que sont la résistance et les préfigurations d’alternatives. Mails ils sont indispensables. Comme le deviennent d’innombrables gestes longtemps considérés comme insignifiants, voire contre-révolutionnaires.
— Corinne Morel Darleux : Alors nous irons trouver la beauté ailleurs. Paris : Libertalia, 51 (2023).
Entre les observations issues d’un voyage en Inde, se trouve cette réflexion sur la fiction spéculative, le besoin d’utopies nouvelles, « ni niaises ni naïves », et notamment le rapport entre la science-fiction et l’armée qui satisfera sans doute @jean-baptiste, dans le prolongement du Rapport : Mission K. Dick.
Si les fictions, celles qu’on s’invente, celles que nous souffle notre inconscient comme celles qu’on lit, ont un rôle majeur à jouer dans la fabrique de notre rapport au monde, alors voilà qui plaide pour redoubler d’ardeur quand il s’agit de nourrir soigneusement nos imaginaires. Quand on voit les déferlements de violence et le virilisme qui caractérisent les héros modernes, on ne peut que s’interroger sur le type de rapport au monde que cela crée. C’est la raison pour laquelle la bataille culturelle passe aussi par la création de nouvelles utopies, ni niaises ni naïves, qui puissent donner d’autres matières à rêver qu’un monde dévasté et peuplé de soldats augmentés.
À ce titre, la collaboration d’auteurs de science-fiction avec le ministère des Armées au sein de la Red Team pose question. Recrutés pour imaginer des scénarios de conflits et anticiper le « maintien de l’ordre du futur », ses membres ont planché sur les thèmes de l’énergie et du vivant autour de deux scénarios intitulés « Après la nuit carbonique » et « Une guerre écosystémique ». Il y est question de rationnement énergétique, de weaponisation du vivant, d’un Chernobyl vert et de plantes génétiquement modifiées. Sur l’image rouge feu qui les illustre, on peut voir des roches escarpées, des arbres calcinés, la ruine d’une maison et un cheval dans le fond. Au premier plan, deux soldats caparaçonnés, casqués, munis de mitraillettes. L’un est affublé d’une paire d’ailes bleues, l’autre d’une fleur d’où jaillit un laser lumineux.
On doit pouvoir faire mieux.
Il est temps de dépoussiérer un certain genre de l’anticipation qui a longtemps reposé sur la toute-puissance, le tranhumanisme et la conquête spatiale. Car même si de nombreux films et romans en ont depuis les années 1950 souligné les dangers, nous sommes toujours englués dans ce sillage. Le nucléaire continue d’avoir ses adorateurs, les causes des zoonoses et le désastre écologique d’être ignorés ; les héros sont encore trop souvent testostéronés et la figure du robot n’en finit plus d’alimenter les fantasmes du prgrès : Chat GPT, les chiens robots de Boston Dynamics, les drones armés et Elon Musk en sont tous les héritiers.
Nous avons besoin d’autres cadres de pensée dans lesquels évoluer. Nous avons besoin d’ailleurs culturels pour sortir de l’ornière et nous dérouter.
— Corinne Morel Darleux : Alors nous irons trouver la beauté ailleurs. Paris : Libertalia, 30-31 (2023).