D'où : l'heur de vivre

C’est une oscillation, comme une corde vibre autour d’un centre qui serait une périphérie ; le grondement sourd des larmes à l’assaut d’un barrage émotionnel tout près de céder – n’a-t-il, d’ailleurs, pas déjà, bien des fois, débordé et n’est-ce pas là sa raison d’être, sinon sa nature ? Et sans ciel, pas de nuage ; parapluie, et s’il ne pleut c’est donc concert. Les lamentations roulent le long du mur dont on devine la fin – et l’appétit – au-dessus d’un horizon cruel, pourtant, pourtant, pourtant encore, encore à, à franchir. Des larmes, des
larmes improbables qui se refusent à rafraîchir les pommettes, soumises au creux insondable de leur pression impalpable sur le cœur. Bas temps, battant, s’éteint, s’étend, c’est sans… C’est cent un, incessant, c’est sans glow, sans paillette, sur la piste de danse, intense, face aux musiciens qui rognent leurs archets sur les cordes gémissantes de leurs viols, de leurs violents, de leurs violents sels – ces larmes, ça l’est, absorbée, l’humidité ; la gorge sèche, asséchée des torrents de la fin de l’été, tout l’était, sec, violent,
violons et violoncelles, et les archets rauques résonnant dans le silence des larmes providentielles qui ne viennent pourtant, pourtant pas.

Face à l’absence, l’indifférence, un chacun pour soi qui n’existe pas comme si la peau, cette peau, cette paupière infranchissable, au cœur sourd de l’hyper-solitude muette à la fonction brûlée au fer rougissant car refroidi soudain à l’humeur de la peau – odeur de cuir incandescent et toujours aucun cri, comme s’il n’y avait plus d’air pour vibrer à l’unisson. Et pourtant, pourtant c’est comme si cette peau n’existait pas comme si la caresse, brûlante, d’une peau l’autre, n’était qu’une seule membrane infinie, à l’unisson. Et l’on doit faire semblant, semblant que non, semblant que si, que si tu me vois c’est ma peau, que si je te vois c’est ta peau. Mais c’est la même peau, la même vibration, et la parole du vent, et le chant des oiseaux, tout, le marteau-piqueur, le mécanisme de l’horloge, la complainte du réfrigérateur, le bruissement des feuilles ou celui de l’électricité, c’est le mème : le monde
souffre d’un grand acouphène et reste sourd à nos non-dits qui pourtant, pourtant ne cessent, il n’a de cesse de m’assourdir cet acouphène, tellement là, tellement présent, tellement plus fort que tout silence, les regards effacés, les sourires forcés, les tempes qui tapent, les courants chauds sous-cutanées, tout crie mais on manque d’air pour y entendre quoi que ce soit.

On voudrait le dire mais la gorge reste nouée. On voudrait l’écrire mais jamais on ne parvient à l’exprimer. Tout tourne autour de cette singularité plurielle, attracteur étrange, fractal, holographique et pourtant, pourtant invisible, intangible, seulement dans nos corps, chacun de nos corps, pourvu qu’on les écoute – et là, il suffit de constater combien certains poussent l’effort à ne pas s’écouter, et projeter hors-de-soi ce monde infini, infiniment discret, dans une compétition logorrhéique à qui mieux mieux – pourquoi toujours vouloir s’acharner à construire des ponts sur de l’affranchi ? On dit tout, on ne dit rien, on ne dit rien du tout – qui n’est rien, ne connaît rien, et n’est que ressenti. Perspicace la rascasse ! On sait bien, d’un balancement à l’autre, que l’effort vain du cœur à repousser l’échéance ne se traduit pas par une reconnaissance (trop arbitraire) ni une éternité (trop commune) et toute
tentative pour l’éviter plonge au fracas par gravité. Il n’est rien donc, rien qu’on ne puisse faire pour inviter l’erreur du regard extérieur à ne se regarder que soi-même, par l’intermédiaire du pouvoir et ses déjections surannées (médailles, statues, noms de rue, normes et cathédrales, panneaux touristiques vantant une modification architecturale sur un bâtiment millénaire visant à y adjoindre une boutique, et autres marchandises en caque).

S’il est vrai qu’on ne puisse le dire, surtout ici, surtout maintenant, maintenant que les paroles s’effilochent au langage morne et creux, dissonant, imprécis, insultant, des centres commerciaux, s’il est vrai que les cravates caquettent comme basse-cour au moment du grain, agitent leurs mains vides et leurs lèvres vaines et pleines de croassements hideux et étiques – sans h, s’il est vrai que leurs creux ventripotents forment un appel d’air propre à
tempêter aux écoutilles et décorner les bœufs, on peut tout de même admettre que, malgré tous les efforts consentis par ces veules à séparer l’esprit du corps, effacer l’esprit de corps, et évincer du décor les corps érigés en terre-mère, en territoires reconquis ou indomptés, en terreaux fertiles et sauvages, restent pourtant, malgré tout, encore et toujours, dérisoires. Oyez, oyez ! Malfaisants, destructeurs, encravatés ou en bras de chemise, idoles et idolâtres au visage pâle et à la peau lisse ou déridée, rien n’y fera et tous vos morts comptés n’y pourront rien face à la déferlante agile et jeune de cœurs menu-mentaux dressés contre l’élaboration de vos routines inter-minables : on vous offre un aller simple pour Mars, puisque la guerre vous sied tant, et vous pourrez, entre vous, mines hâbles et or paillé, vous entre-tuer sans conséquence pour nous autres humains destinés à mourir de tendresse. D’où : l’heur de vivre.