Les premières machines à écrire

par Mark Twain[1]

Extrait de mon autobiographie non publiée

Il y a quelques jours, un correspondant a envoyé une vieille feuille dactylographiée, ternie par l’âge, contenant la lettre suivante au-dessus de la signature de Mark Twain :

« Hartford, le 10 mars 1875.

Merci de ne pas utiliser mon nom de quelque manière que ce soit. Merci de ne pas même divulguer le fait que je possède une machine. J’ai entièrement cessé d’utiliser la machine à écrire, parce que je n’ai jamais pu écrire une lettre à qui que ce soit avec cette machine sans recevoir une requête par retour de courrier me demandant non seulement de décrire la machine, mais aussi d’indiquer les progrès que j’ai faits dans son usage, etc. etc. Je n’aime pas écrire des lettres, et je ne veux donc pas que les gens sachent que je possède ce petit bidule qui suscite la curiosité. »

Une note a été envoyée à M. Clemens[2] pour lui demander si la lettre était authentique et s’il avait vraiment eu une machine à écrire il y a si longtemps. M. Clemens a répondu que sa meilleure réponse est le chapitre suivant de son autobiographie non publiée :

Dicter une autobiographie à une machine à écrire est une nouvelle expérience pour moi, mais cela se passe très bien, et va me faire gagner du temps et du « langage » – le genre de langage qui apaise la vexation.

J’ai déjà dicté à une machine à écrire – mais pas une autobiographie. Entre cette expérience et la présente, il y a un grand écart – plus de trente ans ! C’est presque une vie entière. Dans ce large intervalle, il s’est passé beaucoup de choses – pour la machine à écrire comme pour nous autres. Au début de cet intervalle, une machine à écrire était une curiosité. La personne qui en possédait une était également une curiosité. Mais maintenant, c’est l’inverse : la personne qui n’en possède pas est une curiosité. J’ai vu une machine à écrire pour la première fois en – quelle année ? Je suppose que c’était en 1873 – parce que Nasby était avec moi à l’époque, et c’était à Boston. Nous devions être en train de donner des conférences, sinon nous n’aurions pas pu être à Boston, je suppose. J’ai quitté la tribune cette saison-là.

Mais laissons cela, ça n’a aucune importance. Nasby et moi avons vu la machine en vitrine et nous sommes entrés pour l’examiner. Le vendeur nous l’a expliquée, nous a montré des échantillons de son travail et nous a dit qu’elle pouvait produire cinquante-sept mots par minute—une affirmation que nous avons franchement avoué ne pas croire. Alors, il a mis sa dactylographe au travail et nous l’avons chronométrée à la montre. Elle a effectivement tapé les cinquante-sept en soixante secondes. Partiellement convaincus, nous avons pourtant dit douter que cela puisse se répéter. Mais si. Nous avons chronométré la fille encore et encore—avec toujours le même résultat : elle réussissait à chaque fois. Elle faisait son travail sur de petites feuilles de papier et nous les empochions aussi vite qu’elle les sortait du rouleau, pour les montrer comme curiosités. Le prix de la machine était de cent vingt-cinq dollars. J’en ai acheté une et nous sommes partis très excités.

À l’hôtel, nous avons récupéré nos feuillets et avons été un peu déçus de constater qu’ils contenaient les mêmes mots. La jeune fille avait économisé du temps et du labeur en utilisant une formule qu’elle connaissait par cœur. Cependant, nous avons soutenu – assez fermement – que la première dactylo devait naturellement être au même rang que le premier joueur de billard : on ne pouvait s’attendre d’aucun d’eux qu’ils ne retirent du jeu plus du tiers ou de la moitié de son potentiel. Si la machine survivait – si elle survivait – des experts apparaîtraient, peu à peu, qui doubleraient sans aucun doute le rendement de la fille. Ils feraient cent mots par minute – mon débit de parole à la tribune. Ce score a été battu depuis longtemps.

À la maison j’ai fait joujou, répété et répétant et répété « Le Garçon se tenait sur le Pont Enflammé, » jusqu’à ce que je tape l’aventure de ce garçon à raison de douze mots par minute ; puis je suis retourné au stylo, pour mes affaires, et n’ai utilisé la machine que pour étonner les visiteurs curieux. Ils sont repartis avec de nombreuses rames du garçon et de son pont en feu.

Par la suite, j’ai engagé une jeune femme et j’ai fait mes premières dictées (seulement des lettres) et mes dernières jusqu’à présent. La machine ne faisait pas les majuscules et les minuscules (comme aujourd’hui) mais uniquement des majuscules. Des majuscules gothiques qui plus est, et suffisamment laides. Je me souviens de la première lettre que j’ai dictée, adressée à Edward Bok[3], qui était alors un enfant. Je ne le connaissais pas encore. Son esprit entreprenant actuel n’est pas nouveau – il l’avait déjà à l’époque. Il accumulait les autographes et ne se contentait pas de simples signatures, il voulait une lettre complète signée. Je l’ai fournie – en majuscules dactylographiées, y compris la signature. Elle était longue ; c’était un sermon ; elle contenait des conseils ; des reproches aussi. Je disais qu’écrire était mon métier, mon gagne-pain. Je disais qu’il n’était pas juste de demander à un homme de faire don d’échantillons de son métier ; demanderait-il au forgeron un fer à cheval ? demanderait-il au médecin un cadavre ?

Maintenant j’en viens à une chose importante – telle que je la conçois. Durant l’année ’74 la jeune femme a copié une part considérable d’un de mes livres sur la machine. Dans un précédent chapitre de cette Autobiographie j’ai affirmé être la première personne au monde à avoir jamais eu un téléphone à la maison à toute fin pratique ; je vais à présent affirmer – jusqu’à preuve du contraire – que je fus la première personne à avoir appliqué la machine à écrire à la littérature. Ce livre a du être Les Aventures de Tom Sawyer. J’ai écrit la première moitié en ’72 et le reste en ’74. Ma machiniste a dactylographié un livre pour moi en ’74, je conclus donc que c’était celui-là.

Cette première machine était pleine de caprices, pleines de défauts – et des diaboliques. Elles avait autant de vices que la machine d’aujourd’hui a de vertus. Après un an ou deux je me suis aperçu qu’elle dégradait mon humeur, donc j’ai pensé la donner à Howells[4]. Il était réticent car il était méfiant des nouveautés et hostile à leur égard, et il l’est resté jusqu’à ce jour. Mais je l’ai persuadé. Il avait une grande confiance en moi, et je l’ai conduit à croire des choses sur cette machine auxquelles je ne croyais pas moi-même. Il l’a emportée chez lui à Boston et mon moral a commencé à remonter, mais le sien ne s’en est jamais remis.

Il l’a gardée six mois et ensuite me l’a rendue. Je l’ai donnée deux fois après cela, mais elle ne voulait pas rester ; elle revenait. Puis je l’ai donnée à notre cocher, Patrick McAleer[5], qui fut très reconnaissant, parce qu’il ne connaissait pas l’animal et pensait que j’essayais de le rendre plus sage et meilleur. Dès qu’il est devenu plus sage et meilleur il l’a échangée à un hérétique contre une selle d’amazone qu’il ne pouvait pas utiliser, et là ma connaissance de son histoire prend fin.

Post-Scriptum

La nouvelle fut écrite en 1904. Dans une lettre à Howells du 14 juin 1877, Clemens écrit :

Vendre la machine à écrire pour $20 ? Oui. Ne perdez pas cette opportunité d’escroquer ce reptile ! Je ne vous ai pas prêté cette chose ; je vous l’ai donnée parce que vous m’aviez causé une offense ou une autre & il ne me semblait y avoir aucun autre moyen de me venger ; mais je suis clément maintenant & suis prêt à prendre $10, vous pouvez prendre les autres dix en guise de commission, pour le dérangement, les frais divers, etc. Arrangeons-nous sur ce point.[6]


  1. Traduction : @how ↩︎

  2. NdT : Mark Twain est le nom de plume de Samuel Langhorne Clemens. ↩︎

  3. NdT : éditeur et auteur États-Unien d’origine néerlandaise. Avant de recevoir le prestigieux prix Pullitzer pour son autobiographie, Bok a écrit au Ladies’ Home Journal plus de vingt articles contre le suffrage des femmes, le travail des femmes à l’extérieur du foyer, les clubs de femmes et l’éducation des femmes. Il a écrit que le féminisme conduirait les femmes au divorce, à une mauvaise santé et même à la mort. […] Bok considérait les suffragistes comme des traîtres à leur sexe, affirmant qu’« il n’y a pas de plus grand ennemi de la femme que la femme elle-même ». (source: Susan E. Marshall (1997)) ↩︎

  4. William Dean Howells, auteur États-Unien, ami de Mark Twain. Chrétien socialiste influencé par Léo Tolstoi, il est outragé par le jugement qui fait suite au massacre de Hay Market et publie en 1890 un roman qui y fait référence : A Hazard of New Fortune. ↩︎

  5. NdT : le cocher personnel de la famille Clemens, qui à l’époque de la nouvelle venait de passer près de 25 ans au service de Mark Twain. C’était deux ans avant le décès du serviteur fidèle. (source) ↩︎

  6. Sell the type-writer for $20? Yes. Do not lose this opportunity of swindling that reptile. I didn’t lend you that thing; I gave it to you because you had been doing me some offense or other, & there seemed no other way to avenge myself; but I am placable now & am willing to take $10, you to take the other ten for commission, bother, express-expenses &c. Let us compromise on that.

    ↩︎

J’ai trouvé dans le domaine public cette nouvelle amusante, d’autant qu’elle se joue autour d’une « nouvelle technologie ». Elle compte un peu plus de 1600 mots. Je pense qu’elle pourrait faire partie de notre recueil si vous en voyez l’intérêt.

The First Writing Machines by Mark Twain

euh non, je regrette cette nouvelle ne parle pas de machine selon moi le personnage principal est “la fille” elle n’est pas nommée puisque l’auteur dicte à la machine, pourtant c’est bien de “la fille” qu’il s’agit.

Je ne trouve pas cette nouvelle amusante du tout…

Je n’ai pas du tout envie qu’elle soit publiée

C’est ce paragraphe qui m’a paru intéressant et la fin, qui porte « l’humour à l’américaine » froid et en passant… Il s’agit bien de la machine et pas de « la fille » (il y en a deux : la dactylo du vendeur de machines à écrire et puis celle que Twain engage par la suite parce qu’il ne parvient pas à utiliser la machine lui-même à toute fin utile…)

Mais bon, je lis toute ton hostilité à cette idée.

J’ai aussi une hostilité pour Mark Twain et ses écrits que je savais racistes et que je découvre maintenant misogynes, vous allez me dire, mais c’était une époque, mais heureusement tout le monde n’était pas comme lui à son époque…

Tu avouera quand même que cette phrase est hallucinante, je me suis demandée un instant si à l’époque de Twain il y avait déjà des intelligences artifcielles capables de transcrire du texte.

Quand je dis le personnage principal est “la fille” je veux dire que ce personnage principal est complètement invisibilisé par Twain mais que pourtant il s’agit bien de la seule personne de l’histoire celle qui maîtrise/subit/agit sur et avec la machine, le point de vue de “la fille” me paraît plus intéressant que celui de Twain qui n’en est que le propriétaire.

… que le propriétaire et l’usager frustré et incapable.