Pænser Ensemble / Daring Together

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Texte original

Nous devons composer avec le monde tel qu’il devient, pas avec le monde tel que nous le souhaiterions. En veillant toutefois à rester au plus proche de ce que nous pensons que ce monde souhaiterait, en expérimentant et en bricolant, et en priant que le monde ne s’irrite pas de nos erreurs.

— Vinciane Despret, Autobiographie d’un poulpe, p.120 isbn:9782330147631

Soutien aux résistances

En matière de développement logiciel, le soutien aux résistances ne passe pas nécessairement par un changement personnel radical, mais plus simplement par la dissipation du brouillard propagandiste qui fait de la connaissance une marchandise parmi d’autres. Le soutien aux résistances procède donc d’une « inversion de responsabilité », pour abuser d’un terme informatique, où l’on découvre qu’un changement de regard permet l’effondrement conceptuel d’un système d’oppression qui s’imposait jusqu’alors comme une évidence.

L’industrie logicielle dominée par les intérêts et méthodes capitalistes détermine un « marché » selon les termes consacrés de la compétition et de la rareté. Des producteurs de logiciels conçus comme autant de produits se lancent dans une compétition sauvage. Il s’agit d’une course effrénée où les talents sont en lice pour produire le plus rapidement possible un logiciel (ou sa promesse) qui saura attirer l’attention d’un prédateur. Les plus gros rachètent les start ups les plus « innovantes » suivant le rituel d’un plan d’affaires prédestiné selon lequel un richissime acheteur phagocyte le vendeur pour s’approprier ou éliminer le produit concurrent. L’industrie continue d’appliquer sa stratégie d’étreindre, étendre et éteindre pour cacher sa propre misère.

Or, ces termes mythologiques sont si loin de la réalité que les capitalistes eux-mêmes usent encore d’une inversion de sens pour masquer ce fait. Ainsi, on appelle « licences permissives » celles qui permettent aux prédateurs la non-réciprocité de la valeur ajoutée par le logiciel produit en commun, et « licences restrictives » celles qui restreignent ou abolissent toute capacité d’appropriation exclusive du logiciel qu’elle couvre (extraction de sa valeur). Mais devant l’abondance de code, l’idée que cette « marchandise » puisse partager le caractère de rareté du pétrole ou du charbon confine au grotesque ; et son mode de production coopératif rend toute prétention à la compétition futile et dérisoire. La considération des technologies du savoir, coopératives, non-exclusives et non-concurrentielles invitent à la réflexion sur la portée d’une vision compétitive lorsque les ressources ne répondent pas à la condition de rareté sur laquelle repose tout l’édifice d’extraction capitaliste. Dans un tel contexte, c’est l’orientation politique tout entière de la société qui se trouve proprement retournée, rendant caduque une grand part de l’industrie logicielle.

Une approche commune – communaliste – de la production logicielle généralisée pourrait par exemple bénéficier aux professions de dentiste ou d’architecte ; un accord pour soutenir le développement de logiciel libre destiné à leur propre usage réduirait sensiblement le coût de développement et de maintenance de logiciels communs – considérés comme une ressource commune ; ces coûts seraient bien moindre sur le long terme que de maintenir sous perfusion une industrie conçue pour extraire de la valeur plutôt qu’en fournir. Un syndicat professionnel pourrait avantageusement poursuivre l’invention d’un pôle technique commun dont seules les caractéristiques liées aux différences nationales (par exemple d’ordre légal) imposerait un surcoût localisé ; la plupart des fonctionnalités formant un bien commun, l’ensemble de la profession bénéficierait tantôt d’une innovation technique et sociale – proprement technologique – déterminante pour l’amélioration des conditions de travail de tous les professionnels.

La levée du rideau de fumée du capitalisme siliconé révélerait tout l’intérêt d’établir sur le logiciel libre une infrastructure numérique publique qui favoriserait ses modes de production coopératifs et satisferait également la volonté politique européenne affichée d’un marché ouvert et compétitif entre ses petites et moyennes entreprises, mais sur les bases solides d’un plancher technique maintenu collectivement pour l’avantage de l’ensemble des participants.

Non seulement technique, mais aussi organisationnelle, cette évolution accompagnerait les pratiques mêmes des communautés d’usagers et façonneraient par là même leur relation à la technique, leur permettant et de se l’approprier et de la considérer depuis une perspective collective et politique. Peu à peu les habitudes d’abandon des choix techniques à des corporations s’effacerait pour être remplacée par une volonté d’intérêt général porté par des syndicats logiciels qui seraient eux-même dédiés à l’amélioration des conditions de leurs propres usagers en proximité. Aux intérêts privés et aux buts d’extraction de la valeur succéderait une logique d’amélioration des usages, d’invention pour l’intérêt général, le respect des différences et la prise en compte des singularités autrement ignorées ; la valeur ainsi créée serait un bien public, au même titre que la science, la culture et les arts.

Dès lors, il deviendrait possible et plus facile d’harmoniser des instruments légaux et bientôt législatifs au-delà des conditions spécifiques à chaque nation ; ainsi les professionnels pourraient influer de manière bien plus rationnelle et efficace sur l’évolution de leur profession dans un contexte supra-national. Le cas des dentistes et des architectes est proprice à la compréhension des avantages données par la standardisation des outils numériques (logiciels) en tant que bien commun. D’autres domaines, comme par exemple ce qui touche à la comptabilité ou à la relation des personnes morales aux administrations, offrent une opportunité similaire au-delà de chaque corporation, dans un contexte qu’on pourrait qualifier de syndical ; la lutte anti-capitaliste visant à l’abolition de l’exploitation des travailleurs trouverait naturellement son expression dans les technologies du savoir coopératives, non-exclusives et non-concurrentielles.

En d’autres termes, une approche de la production logicielle comme fournisseur d’une infrastructure commune non seulement inscrit l’utilisateur comme force centrale de proposition, mais également rend caduque la fragmentation artificielle de toute une industrie reposant sur ce qu’on peut appeler un racket intellectuel. Le mode de production capitaliste est antithétique du fonctionnement d’un bien commun numérique : l’approche coopérative des communs est infiniment plus adaptée à la production logicielle que ne l’est une approche exclusive.

EN

We have to deal with the world as it becomes, not with the world as we would like it to be. But we have to stay as close as possible to what we think the world would want, experimenting and tinkering, and praying that the world doesn’t get angry at our mistakes.

— Vinciane Despret, Autobiographie d’un poulpe, p.120 isbn:9782330147631

Supporting resistances

In the field of software development, support for resistances does not necessarily involve a radical personal change, but more simply the dissipation of the propagandist fog that makes knowledge a commodity among others. Supporting resistances thus proceeds from an “inversion of responsibility”, to abuse a computer science term, where one discovers that a change of view allows the conceptual collapse of a system of oppression that was previously imposed as obvious.

The software industry, dominated by capitalist interests and methods, determines a “market” according to the consecrated terms of competition and scarcity. Producers of software, conceived as products, engage in a wild competition. It is a frantic race where talents are competing to produce as quickly as possible a software (or its promise) that will attract the attention of a predator. The biggest companies buy up the most “innovative” start-ups in a ritualistic, predestined business plan in which a wealthy buyer phagocytes the seller to take over or eliminate its competing product. The industry continues to apply its strategy of “embrace, extend, extinguish” to hide its own misery.

But these mythological terms are so far removed from reality that the capitalists themselves still use an inversion of meaning to hide this fact. Thus, they call “permissive licenses” those that permit predators to avoid the non-reciprocity of the value added by the software produced in common, and “restrictive licenses” those that restrict or abolish any capacity for exclusive appropriation of the software they cover (extraction of its value). But in the face of the abundance of code, the idea that this “commodity” could share the character of scarcity of oil or coal borders on the grotesque; and its cooperative mode of production makes any claim to competition futile and derisory. The consideration of cooperative, non-exclusive and non-competitive knowledge technologies invites reflection on the scope of a competitive vision when resources do not meet the condition of scarcity on which the whole edifice of capitalist extraction is based. In such a context, it is the whole political orientation of society that is turned upside down, making a large part of the software industry obsolete.

A common – communalistic – approach to generalized software production could benefit, for example, the professions of dentistry or architecture; an agreement to support the development of free software for their own use would significantly reduce the cost of developing and maintaining common software – considered a common resource; these costs would be much lower in the long run than maintaining an industry designed to extract value rather than provide it. A professional union could advantageously pursue the invention of a common technical pole for which only the characteristics linked to national differences (e.g. legal) would impose local overheads; most of the functionality forming a common good, the whole profession would benefit from a technical and social innovation – properly technological – determining the improvement of the working conditions of all professionals.

The lifting of the smoke curtain of siliconed capitalism would reveal all the interest of establishing a public digital infrastructure on free software that would favor its cooperative modes of production and would also satisfy the declared European political will of an open and competitive market between its small and medium-sized businesses, but on the solid bases of a technical floor maintained collectively for the benefit of all participants.

Not only technical, but also organizational, this evolution would accompany the very practices of the user communities and would thereby shape their relationship to technology, allowing them to appropriate it and to consider it from a collective and political perspective. Little by little, the habit of abandoning technical choices to corporations would fade away and be replaced by a will of general interest carried by software syndicates that would themselves be dedicated to the improvement of the conditions of their own users in proximity. Private interests and their goals of value extraction would be replaced by a logic of improvement of uses, of invention for the general interest, the respect of differences and the taking into account of singularities otherwise ignored; the value thus created would be a public good, in the same way as science, culture and arts.

From then on, it would become possible and easier to harmonize legal and soon legislative instruments beyond the specific conditions of each nation; thus, professionals could influence in a much more rational and efficient way the evolution of their profession in a supra-national context. The case of dentists and architects is helpful in understanding the benefits of standardizing digital tools (software) as a common good. Other domains, such as accounting or the relationship of legal persons to administrations, offer a similar opportunity beyond each corporation, in a context that could be described as syndical; the anti-capitalist struggle for the abolition of the exploitation of workers would naturally find its expression in cooperative, non-exclusive and non-competitive knowledge technologies.

In other words, an approach to software production as a provider of a common infrastructure not only makes the user the central force of proposition, but also renders obsolete the artificial fragmentation of an entire industry based on what can be called an intellectual racket. The capitalist mode of production is antithetical to the functioning of a digital commons: the cooperative approach of the commons is infinitely more adapted to software production than is an exclusive approach.