AUCUN RETOUR POSSIBLE
Une vie indolente en harmonie avec la nature est incomparable avec une vie indolente issue d’un privilège. Certes, je n’avais pas choisi d’être né mâle, blanc, européen et bourgeois. Mais j’étais né intelligent et malgré cela il me fallut près d’un demi-siècle pour mettre les mots sur ce malaise qui me nouait la gorge. Ma vie fut par trop facile pour saisir l’étendue de mon pouvoir. Le peu de brimades que j’avais subies répondaient à l’insolente facilité avec laquelle je me fondais dans le monde. Rien à voir avec ce que subissent chaque jour les milliards d’êtres qui, pourtant, ont également un corps, un cœur, une intelligence. Tout autour de moi semblait dire : « tu es le roi ». Mais de ce privilège, je n’en voulais pas. Rien ne pouvait me le retirer. Ni l’impossibilité de rire sans pænser aux opprimé·e·s, ni mon dégoût des hommes, de leurs regards immondes, de leurs gestes futiles ou leurs passions ineptes, ni ma propre impuissance à m’en dégager. Si je n’avais grandi dans les jupes des femmes, hanté les cuisines et les forêts avant de hanter les routes et les squats, jamais je n’aurais pu supporter ce corps qui partout criait : « le roi c’est moi ! » Dans le regard des autres, je resterais à jamais la figure de l’oppresseur. Lorsque je perdis mon dernier amour, je n’eus d’autre choix que de détruire ce monde.
J’errai d’abord sans espoir dans les montagnes qui, je le savais bien, pourraient m’engloutir et me recracher comme rien. Mais elles m’accueillirent. Au détour d’un torrent, les ruines abandonnées d’un village millénaire s’offrirent à moi. J’y survécus quelques mois, sans personne à faire souffrir que moi-même. Je vivais en silence de baies, de fruits sauvages, de téguments d’arbres sous leurs écorces, de racines, de poissons, comme un animal, évitant tout contact humain. Peu à peu, la vie m’accorda sa clémence. Je commençai à défricher les ruines, reconstruire une maison, cultiver un jardin. J’entrepris de démonter ce qui restait d’une église antique pour construire, pierre par pierre, ce qui deviendrait l’Arche. J’imaginais toute une vie autour de moi, des rires d’enfants, des ritournelles, des danses. Je fabriquai des instruments de musique dont je ne savais pas jouer. Un an passa, puis deux. Je commençais à bien connaître les environs, à éviter mes congénères tout en poursuivant mon labeur impossible. Mon cœur, peu à peu, reprenait vie, le village grandissait, mais j’ignorais toujours qui pourrait bien l’habiter. Le soir, dans la salle commune sans toit, je conversais avec mes fantômes. Nous inventions des histoires, des manières de faire. Nous nous engueulions et je replongeais dans ma souffrance débile. Alors je m’éloignais du village, dans la montagne, où je construisais encore, à l’abri des fantômes. Mais iels me rejoignaient toujours. Iels insistaient qu’iels ne pouvaient vivre sans moi, que seule notre liberté à toustes importait, alors nous nous asseyions sous les étoiles à élaborer des résolutions. Je revenais au village, reprenais les cultures, creusais la pierre pour préparer le stockage des pommes de terre et des grains, des châtaignes, des glands et des faînes pour l’hiver. Nous nous inventions des coutumes. Je pleurais mon amour perdue, mon humanité perdue. Je me préparais à accueillir le monde perdu, les perdu·e·s du monde. Nous demeurerions ensemble, meurtri·e·s mais vivant·e·s…
Sous la chaleur accablante, Alex marchait de plus en plus lourdement et, les lèvres sèches, s’approchait à l’oreille d’une source aux échos de fraîcheur. Sa bouche assoiffée s’y abreuvait déjà et son espoir s’attachait à ce qu’elle fut bien réelle car ses jambes rechigneraient bientôt à soutenir son corps éreinté par la longue ascension. Parmi les chants d’oiseaux et les bruissements de branches, le flot continu d’une rivière se révéla et lui fit regagner de vigueur. Comme ses pas évoluaient silencieusement vers l’épanchement de sa soif, Alex crut entendre un soupir. Au détour d’un rocher qui lui masquait le chemin, le paysage sonore s’éclaira soudain : le reflet dans une eau limpide des rayons solaires l’éblouit ; et son corps buta contre un autre corps bien vivant. Sa vue s’ajusta avec peine sur une jeune femme qui se frottait l’épaule en fronçant les sourcils. L’une et l’autre se toisèrent un instant. Alex se gratta la tête : « Pardon… Bonjour… », parvint à articuler sa langue pâteuse. Elle esquissa un sourire. « Claire », répondit-elle en tendant la main. Mais le regard d’Alex était happé par la rivière. Contournant Claire, Alex s’aplatit dans le courant, buvant tout son soûl. Elle l’observait, amusée, étouffant un rire en se mordant la lèvre. Alex la considéra un instant d’un regard perçant et lui demanda de nouveau pardon en invoquant la soif qui lui dévorait la gorge. « Claire », insista-t-elle en levant un sourcil. Cette fois-ci, elle se campait bien droite, les mains fermement appuyées sur les hanches. Sa voix sonnait mais aucun écho ne la portait sous la canopée. Alex tenta vainement de s’essuyer la main sur son pantalon trempé de sueur, puis tendit une main poisseuse en souriant : « Alex. » Elle la prit fermement, l’évaluant de bas en haut. Elle l’invita à la suivre. Le cœur d’Alex bondit lorsque, dans un arbre, lui apparurent des enfants aux visages couverts de sang, dont les bras en dégoulinaient jusqu’aux coudes. Claire rit de sa réaction : les garnements se gavaient de mûres juteuses et succulentes, et Alex se hâta de grimper les rejoindre pour les goûter, savourant avec extase ces délicieux fruits en incroyable abondance, sous leurs rires entendus. Bientôt, une foule curieuse l’entoura et l’observait en silence. Devant sa mine penaude, son visage et ses mains rougis de jus sucré, des pouffements s’élevèrent et contaminèrent l’assistance d’un fou-rire auquel Alex ne put résister, offrant à voir sa langue toute violette entre deux éclats de rire. Claire ne tarissait pas d’histoires et d’anecdotes et les deux conversèrent jusqu’au village, saluant au passage quelques personnes affairées dans la luxuriance autour de la piste caillouteuse. L’Anarchipel avait été fondé plus de vingt ans auparavant sur les ruines de ce village abandonné comme il y en a tant dans ces montagnes. Claire l’accompagna jusqu’au centre du village par la rue unique, entourée de cultures en terrasses, qui descendait droit vers un bourg dense de maisons-dortoirs solidaires les unes des autres. Certaines restaient disponibles pour les voyageu·r·se·s. Elle lui en assigna une dont la porte était ouverte et invita Alex à y déposer ses affaires. Comme la plupart des maisons du bourg, sa chambre donnait sur la large place centrale où se dressait l’Arche : une maison commune bâtie à partir des pierres récupérées de l’église en ruine qui se dressait jadis face à la pointe au sud, figure de proue du village. Les premiers colons de l’Anarchipel l’avaient exhumée à grand peine des ronciers et orties qui l’avaient avalée. Leur labeur avait révélé un plateau propice à l’érection d’une grande bâtisse circulaire. La reconversion de la ruine en maison communale s’était faite simplement : il en allait de la survie de toustes qu’il y ait un refuge central qui pourrait accueillir l’ensemble des habitant·e·s durant les hivers rudes et venteux ; elle servit de centre pour reconstruire le reste du village. Au sud s’étendait « la Pointe », un prolongement rocheux sur quelques centaines de mètres, dont la partie orientale avait été creusée pour en extraire des pierres de construction et abriter un réseau de maisons troglodytes propices à la conservation des aliments et des fermentations. Un tunnel permettait de faire remonter les denrées jusqu’à l’Arche pour les périodes hivernales où le temps maussade pouvait rendre les déplacements difficiles même à l’intérieur du village, et impossible au-delà des deux rivières qui en formaient la limite septentrionale.
L’Arche constituait véritablement le cœur de l’activité de l’Anarchipel. On n’y dormait plus, mais on y passait plusieurs fois par jour. Tout ici était pensé pour faciliter la vie collective. On y préparait et partageait les repas — rares sont celleux qui ne savent cuisiner. Toute la nourriture est locale, produite sur place par les habitant·e·s, et c’est délicieux. Les repas sont bien sûr un moment pour évoquer les affaires courantes et recruter des compagn·e·on·s d’activité le cas échéant. Les équipes se forment et se déforment au gré des besoins et des discussions qui ressemblent plus à des invitations qu’à des débats : on décrit la structure du problème et l’on examine des opérations pour y remédier, ainsi chacun·e peut décider en connaissance de cause de son engagement.
Les premiers jours passèrent à reprendre des forces et découvrir les alentours. Le second soir, Alex ne sut pas si la fête, qui se déroulait au grand cercle de feu situé dans les jardins jouxtant le mûrier au-dessus des Terrasses, lui était destinée tant l’accueil lui fut agréable. Après un repas frugal et délicieux, des danses autour du feu sous le ciel étoilé absorbèrent les convives. Claire irradiait de bonheur. Au son rythmé et joyeux des accordéons, des flûtes et des violons, des panderos et d’autres percussions, elle dansait sous les applaudissements d’un cercle de personnes assises autour d’elle. Elle s’approchait d’un·e·tel, s’en éloignait, revenait, lançait des œillades, se penchait dans une invitation : parfois la personne se levait et les applaudissements s’amplifiaient alors qu’elle rejoignait la danse. Ce manège se poursuivit un moment et, lorsqu’iels furent cinq danseu·r·se·s iels formèrent une ronde qui bientôt fut submergée par la foule en liesse. Alex vit les cinq s’éclipser main dans la main hors du halo du feu tandis que les danses reprenaient de plus belle et profita de cet instant pour se lever à son tour.
« Bonsoir Alex, tu vas te coucher ? » Les tresses blanches irisées de fils de couleur brillaient à la lueur dansante des flammes. Alex reconnut Shana, d’avoir brièvement parlé avec elle le premier jour au pied du mûrier. « — Oui, j’ai bien besoin de repos. Sans doute le contrecoup de mon voyage et du stress. — Sans doute. Je dois te prévenir que demain matin, tu passeras devant l’Assemblée Permanente. Si tu le veux bien, je viendrai avec mes aides dès le réveil te préparer pour la cérémonie. Elles te choieront, te laveront et t’habilleront, est-ce que cela te convient ? » Alex considéra Shana, toute emplie de douceur et perçut dans son regard une profondeur que la pénombre rendait plus opaque. Des rides joyeuses reliaient ses yeux espiègles à un sourire radieux. Alex lui fit face et la vieille lui tendit ses mains noueuses, en s’approchant d’un pas. Le contact chaleureux de ses mains sèches envahit Alex. « Sois tranquille, Alex, continua Shana, il s’agit bien de prendre soin de ton corps pour t’apaiser et te rendre tout·e disponible et présent·e à la cérémonie. Mais si tu préfères, nous te laisserons te préparer seul·e. Qu’en dis-tu ? » Alex ne pouvait s’empêcher de sentir une étrangeté dans le bien-être et la bienveillance qui émanaient de tous les êtres qui avaient croisé son chemin depuis son arrivée. Tout cela semblait trop beau pour être vrai. Alex caressa de ses pouces le dos parcheminé des mains de Shana et lui répondit calmement : « — Je suis venu·e ici me reposer entre vos mains, alors oui, j’accepte votre soin avec bonheur. »
Alex repartit vers le bourg, ne croisant que des regards surpris de læ voir quitter si tôt la fête et des sourires qui se donnaient bienveillants. Cependant un malaise sourdait. Un nuage passa qui assombrit le chemin un moment, apportant un léger frisson. Iel regagna sa chambre. Quelqu’un y était. S’approchant discrètement, Alex entra précipitamment pour surprendre l’intrus·e. Mais la chambre était vide. Une lampe à huile projetait des ombres dansantes en harmonie avec les échos de la fête, les voiles légers flottaient à la fenêtre sous la brise estivale, son lit était fait, les fleurs changées. Alex se jeta sous le lit pour vérifier son sac : rien n’avait bougé. Son carnet était toujours calé dans les plis de son chandail. L’apparence idyllique de ce lieu lui montait-elle à la tête ? Son attente devenait insupportable. Alex fouilla dans ses affaires et en sortit une photographie un peu usée d’avoir trop été regardée, reflet d’un souvenir qui n’avait pas été vécu : sa mère au sourire si rare éclairait la pièce, son mari la dominait de sa prestance, sa sœur, haute comme trois pommes, pleine de lumière comme Alex ne l’avait jamais connue, s’approchant de la caméra. Dans le miroir derrière elleux, on pouvait distinguer comme un fantôme la silhouette de celle qui immortalisa cette fugacité de bonheur…
Un jour que mes fantômes m’avaient chassés du village pour un autre accès de colère, ils ne vinrent plus. C’était déjà l’été. Le solstice approchait. Mais personne ne venait plus pour moi. J’avais pleuré toutes mes larmes, mon corps asséché était avachi sur mon propre sort comme une serpillière abandonnée. Une chauve-souris chahutait autour de mon être blessé à mort par ma propre lâcheté. Ses cris me firent constater combien mon corps, pourtant affaissé comme celui d’un vieil arbre abattu, était encore puissant. Je me regardai là, recroquevillé près du feu, par les petits yeux aveugles de la frêle pipistrelle. Je me révoltai. Quelle honte de me constater ainsi en pleine force et si faible. Si le village devait accueillir du monde, qu’il soit vivant ! Au diable mes fantômes. Pour la première fois depuis des années, je repris la parole pour remercier le mammifère volant qui m’avait sorti de ma torpeur autodestructrice. Je pris le chemin du village dans le noir tant je connaissais bien la montagne. Lorsque j’arrivai chez moi aux premières lueurs de l’aube, vibrant d’une nouvelle flamme, j’y trouvai, endormis, quelques corps, plutôt jeunes. Certains portaient des tatouages dont je pus reconnaître quelques symboles : un bracelet de guerrier, une ankh, un Ⓐ cerclé sous une gourmette marquée « Zoé ». Leurs chaussures de montagne étaient posées à leurs pieds, proches du feu mourant qui avait du abriter leur veillée. Quelques instruments de ma facture reposaient près d’eux et je pouvais imaginer leurs chants. Je secouai la tête afin de chasser ces images dont je craignais qu’elles ne m’emportent de nouveau dans le monde fantomatique qui m’avait finalement rejeté sur la terre de ces vivants-là. Je réalisai soudain que je devrais les accueillir, les chérir, afin qu’iels ne me fuient pas comme tous les autres avant, avant que je n’eus fui tout contact pendant trop longtemps. Mon cœur battait la chamade. Je me déplaçai avec la discrétion d’un serpent pour leur préparer un petit-déjeuner consistant et raviver le feu sans troubler leur sommeil.
Lorsque la chaleur du soleil les réveilla enfin, tous les mots que j’avais attendu de leur dire m’échappèrent et moururent dans mon gosier. Je fis mine de ne pas les voir et m’affairai en chantonnant à cuire des œufs sur une pierre. La jeune femme Zoé clignait des yeux en m’observant, tout-à-fait éberluée de me voir. Elle donna un coup de coude à son comparse qui bailla langoureusement. Je faisais toujours mine de les ignorer, mes mots toujours inaccessibles, mais mes regards furtifs et une goutte de sueur qui perla sur mon front me trahissaient. Mon cœur battait mes tempes. Je sursautai au premier « bonjour » qui me fut adressé en trois… ou cinq ans ? Je ne savais plus bien le déroulement des cycles solaires, mais mon geste brusque en fit sursauter un autre. Mon regard qui devait sembler fou – comment pouvait-il apparaître autrement ? – passait de la jeune femme aux cheveux noirs comme les ailes d’une corneille aux œufs qui étaient bientôt prêts. Les autres se réveillèrent tour à tour. Lorsqu’il m’aperçut, l’un d’entre eux ne put s’empêcher de lâcher d’un air dégoûté un « qu’est-ce que c’est que ce type chelou ? » Je pris tout-à-coup conscience de mon apparence hirsute et hésitai à émettre un sourire qui aurait pu être pris pour une grimace ou pire. Je posai les œufs fumants en toute hâte dans des assiettes que j’avais sculptées dans du bois d’olivier pour mes fantômes, puis courus me réfugier dans ma maison pour tenter d’y retrouver un semblant d’apparence humaine.
Alors que je fouillais dans mes vieilles affaires que je n’avais pas retouchées depuis mon arrivée, je fus submergé d’une vague de mélancolie. Une toquade à la porte entrouverte la chassa. C’était le jeune homme qui m’avait chelouté. « Pardonnez-moi, essaya-t-il d’un air penaud, je ne voulais pas vous faire peur… » ajouta-t-il avec maladresse. Je me retournai vers lui. Il recula d’un pas. « — Mais c’est moi, entonna une voix qui m’était devenue étrangère, c’est moi qui ne voulais pas vous faire peur ! » Il parvint à articuler un sourire gêné et me tendit un rasoir d’une belle facture en grésillant : « — peut-être cela peut-il nous aider ? » Un rire imposant explosa de ma cage thoracique et une volée d’oiseaux effrayés par cette nouvelle énergie s’en échappa. Il se joignit à mes soubresauts et m’offrit de me rendre figure humaine. Ces premiers contacts furent pour moi une épreuve qui m’arracha des larmes chaudes : je n’échapperais donc jamais à ce privilège d’être humain malgré tout. Lorsque je vis mon visage rasé dans le miroir qu’il me tendit, je reconnus aisément qu’il pouvait être plus doux que celui du monstre que j’avais laissé derrière moi. Et à présent j’étais prêt à affronter l’incarnation des fantômes de notre village.
Des grondements s’insinuèrent peu à peu dans son sommeil, jusqu’à læ réveiller en sursaut. Plusieurs personnes étaient déjà autour du lit et son cœur se mit à battre au rythme des tambours qui résonnaient à travers les murs et jusque dans son crâne tout endormi. Un enfant sauta sur le lit en lui offrant un abricot qu’Alex prit machinalement. Autour, les sourires doux l’apaisèrent et iel croqua dans le fruit délicieux. Sans une parole, Shana l’invita à se lever et s’immerger dans le bain fumant qui avait été préparé dans la pièce. L’eau chaude et parfumée lui ôta toute résistance et Alex plongea bientôt dans une léthargie qui lui fit douter de son réveil. Des mains coururent sur son corps nu et lui procurèrent un étrange sentiment de bien-être. On lui passa des éponges douces sur tout le corps, on lui lava les cheveux, et sa tête ronronna, caressée d’une langueur onirique, bientôt une transe. L’enfant sautait sur le lit en glapissant, des regards entendus s’échangeaient et un chant comme une berceuse montait des gorges souples des sirènes qui læ submergeaient de bonheur. Un saut d’eau froide læ fit sursauter et se dresser d’un coup dans le baquet, tout-à-fait alerte. L’enfant rit de plus belle. Une serviette l’enveloppa de sa douceur. Toujours subjugué·e par les mains qui conduisaient son corps, Alex sortit du bain, s’assit dans un fauteuil de bois d’orme qui grinça sous son poids, tandis qu’on lui frottait énergiquement les membres pour les sécher. Dix mains s’occupaient d’apprêter ce corps qui ne lui appartenait déjà plus. Elles massaient ses mains et ses bras, ses pieds et ses jambes, ses épaules, son dos, son ventre et son visage. Alex retomba dans une torpeur heureuse. Elles huilèrent son corps, coiffèrent ses cheveux et l’habillèrent d’une robe simple de chanvre fin immaculé. Elles læ couronnèrent enfin de fleurs dont le parfum subtil finit de læ transporter. Lorsque, debout, Alex ouvrit les yeux comme les mains avaient disparues, iel se trouva face à un miroir qui lui renvoya l’image apaisée d’un être lumineux et séduisant dont iel eut peine à reconnaître les traits. Seul l’enfant restait dans la pièce. Il lui sourit et sortit en l’invitant du regard à le suivre. Toujours flottant·e, Alex sortit de la chambre et sentit les rayons chauds du soleil sur sa peau. Les tambours s’intensifiaient et l’enfant se dirigeait vers l’entrée de l’Arche. Alex le rejoignit d’un pas léger et entra dans la grande maison communale. Le silence se fit.
Alex attendit que ses yeux s’habituent à la pénombre après l’éblouissement du soleil déjà haut. L’Arche n’avait plus rien de commun avec le lieu qu’iel connaissait : était-ce là un autre monde ou son rêve se poursuivait-il ? Dans la fraîcheur de l’Arche, une foule immense attendait sa venue. Pas même les enfants n’émettaient un bruit. La foule était alignée sur plusieurs rangs le long du mur d’enceinte. Son ombre longue portait la lumière du jour jusqu’au centre de l’Arche où elle frappait le sol en un disque aveuglant. Son regard fit le tour de l’assistance et se figea face à elle, au-delà du puits de lumière, sur une créature au long cou qu’il lui était difficile de distinguer. « Viens ! — Approche ! — Dans le cercle ! » circulaient des voix douces autour d’Alex, qui semblaient venir de l’Arche même. Alex marcha sur son ombre jusqu’au centre du cercle, la tête toujours caressée d’un agréable ronronnement, pénétrant avec appréhension dans le puits de lumière. À présent se tenait au centre de l’Arche un être resplendissant dans son habit simple, rayonnant sous sa couronne de fleurs, puissance du jour au cœur de l’assemblée d’ombres. Ses yeux s’ajustèrent au contraste plus intense. Son ombre restait faiblement portée par l’entrée derrière elle et s’allongeait lassement jusqu’au large trône de racines et de branches entrelacées qui lui faisait face. Y siégeait un être d’apparence surnaturelle : immobile, son immense corps disparaissait sous une complexe cascade de tissus, de branches et de mousse qui se confondait avec le trône ; une odeur de sous-bois en émanait ; il était coiffé d’une tour de crânes humains. Alex échappa un souffle qui vint s’écraser sur la voûte de l’Arche. « — Nous te voyons… — Et nous t’accueillons. — Pourquoi viens-tu à nous ? » continua un concert de voix dispersées sous la voûte. Alex chercha des regards alentour mais n’en trouva point : que des silhouettes parmi les ombres. « — Bonjour », esquissa Alex pour prendre de l’assurance. « Je vous remercie de votre surprenant accueil. » Une rumeur d’approbation s’éleva brièvement dans l’assistance. La créature sur le trône n’avait pas bronché. À ses pieds, une cour d’enfants observait attentivement Alex. Parmi elleux se trouvaient quelques-un·e·s avec qui iel avait partagé les mûres à son arrivée. À la fois rasséréné·e et soucieu·x·se, Alex reprit une inspiration. « Je viens chercher conseil et refuge auprès de l’Anarchipel. » L’écho de sa voix mourut dans le cri de crécelle d’un corbeau qui survolait l’Arche ; son ombre barra un instant le visage d’Alex. « — Nous savons qui est Alex. — Vas-tu nous dire ce qui t’amène ? » Les voix toujours renouvelées s’accordaient en harmonie, mais Alex ne parvenait pas à repérer d’où elles venaient… « — Je ne suis pas seul·e. Je viens annoncer l’arrivée imminente d’un convoi de réfugié·e·s de la ville. — Combien de personnes arriveront ? — Une centaine. » La salle resta silencieuse un instant. « — Notre population va bientôt tripler. — Nous devons en apprendre plus sur ce convoi. — Serons-nous en capacité de les accueillir ? — Nous en débattrons. » Une clochette retentit. L’un des enfants assis devant le trône se leva, porteur d’une boule sombre ornée de fines aiguilles qu’il tenait délicatement par dessous, les mains ouvertes, comme s’il s’agissait d’un hérisson, et s’avança lentement vers Alex dans le cercle de lumière, en prenant soin de ne pas la faire tomber ni de refermer ses doigts menus sur les piquants redoutables. Le silence régnait dans la grande salle. Une personne se leva, puis trois. L’enfant se dirigea vers l’une d’entre elles et fit passer le hérisson parmi les gens. Chacun·e le prenait avec une grande précaution dans un silence parfait qui témoignait de leur accord rituel et leur capacité d’écoute. Lorsqu’il parvint à destination, la personne qui le recueillit prit la parole. « — L’Anarchipel va devoir se préparer à l’accueil. L’Assemblée Permanente ne pourra pas siéger pour tant de monde. Nous devrons adapter notre coutume. Alex, sais-tu nous décrire ce convoi : d’où venez-vous, pourquoi avez-vous choisi de venir ici, qu’attendez-vous de l’Anarchipel ? » Elle se rassit. Le hérisson revint vers l’enfant qui le rapporta à Alex et le lui tendit. Iel le prit. Sa légèreté était surprenante et ses doigts pouvaient sentir les détails de son raffinement. Le dessous était formé d’un disque froid, de pierre lisse ou de métal, qui se réchauffait peu à peu et gardait au cours des prises de parole la chaleur des paumes qui l’avaient saisies. Ses piquants comme des aiguilles de pin lui donnaient l’apparence de la fragilité. Il s’agissait là d’un ouvrage précieux empli d’une solennité et d’une histoire qui tranchaient avec celle, relativement courte, de l’Anarchipel. Ce hérisson de parole lui inspira confiance. Tout confirmait sa décision de venir ici. « — Je remercie l’Anarchipel de sa générosité. Je connais bien peu vos coutumes et je vais tenter de répondre à vos questions au mieux de ma connaissance. La situation en ville est devenue intenable pour de nombreuses personnes. Celleux qui ne sont pas intégré·e·s dans les rouages de la société néolibérale subissent une répression grandissante. Iels sont sujet·te·s à une campagne de dénigrement qui a polarisé les masses contre tout ce qui n’est pas conforme à la norme belliqueuse édictée par le gouvernement. L’aggravement de la sécheresse et le renforcement des lois réactionnaires contre la société a terminé de disloquer ce qui restait d’entraide en ville. Tous les prétextes sont bons pour que l’appareil de répression de l’État s’abatte sur les plus vulnérables. Un exode urbain est en cours pour celleux qui ont le privilège, le courage ou le désespoir de s’extraire de la capitale et des grandes villes. Notre groupe vient de Toulouse où la chaleur écrasante et la détérioration rapide des conditions de vie en marge de la société ont forcé des milliers de personnes à s’en échapper en quête d’une vie plus saine. Nombreu·x·ses sont celleux qui ont fui à la campagne dans l’espoir d’échapper à un nouveau confinement annoncé. Certain·e·s se réfugient dans les campagnes environnantes mais elles sont vite saturées et beaucoup doivent marcher longtemps avant de trouver un refuge accueillant. Lorsque que j’ai entendu parler de l’Anarchipel par le biais des réseaux libertaires, j’ai su qu’il nous fallait tenter notre chance et venir jusqu’ici. Notre convoi comporte une vingtaine de familles avec des enfants de 3 à 15 ans, des vieillards et des infirmes, ainsi que de personnes dites en réinsertion . Notre groupe est varié et vulnérable. Certain·e·s ne parlent pas notre langue et d’autres ont des difficultés à vivre ensemble. J’espérai trouver ici de quoi les conforter, de quoi faire corps avec d’autres horizons que la répression ou l’enfermement. » Alex baissa les yeux vers l’enfant qui læ regardait avec assiduité. Iel lui tendit le hérisson d’un geste fébrile ; il le saisit avec déférence et se dirigea vers une autre personne debout dans l’assistance. « — Tu as bien fait de venir, commença le porteur du hérisson, merci d’avoir répondu à notre appel. Ce que tu décris nous engage dans une épreuve qui mettra en jeu la puissance de notre solidarité. Mais je n’ai aucune crainte : l’Anarchipel est prêt. Nous savions que le temps viendrait d’affronter cette épreuve. » Il repassa le hérisson. Un autre se leva, mais se rassit immédiatement, agité. L’enfant passa la parole. « — S’il est vrai que l’Anarchipel est prêt, nous n’avons jamais connu d’immigration de cette ampleur. Notre village ne pourra pas absorber tout ce monde. Aussi nous devons prévoir la reliance d’une nouvelle île. Un corps devra partir rapidement pour avancer les travaux qui permettront d’accueillir une partie des réfugié·e·s dès le printemps prochain. Passer l’hiver ici ensemble posera peu de problème logistique, mais comment notre culture survivra-t-elle ? » Iel se rassit tandis qu’un murmure accompagnait le hérisson vers la personne suivante. Un tintement de clochette mit fin au brouhaha. Quelques personnes s’étaient éclipsées de la maison, sans doute pour vaquer à leurs occupations, peut-être pour prévenir les absent·e·s ou faire quelques préparatifs selon un plan pré-établi, pensa Alex. « — Notre culture ne survivra pas. », annonça avec calme et fermeté la femme qui portait à présent le hérisson de parole, en laissant un silence appuyer sa sentence. « Mais elle se transformera au contact de l’étranger, comme elle l’a toujours fait. Nous savons bien à quoi nous en tenir et cette fois-ci ne sera pas différente. Ou plutôt si : tes compagn·e·on·s, Alex, arrivent, comme toi, à un moment particulier de la vie de notre commune. La période de l’Assemblée Permanente correspond à un moment politique spécifique de notre vie, teintée des rituels et des fêtes qui nous permettent de renforcer les liens de solidarité tout en accomplissant les travaux ardus et nécessaires aux champs et ailleurs afin de garantir notre prospérité. Nous ne pourrons pas, pour elleux, imposer comme nous le faisons pour toi l’ensemble du décorum rituel qui accompagne ce cycle d’autricité. Elle sera pour toustes confuse, tant pour nous qui la vivons annuellement que pour elleux qui la découvriront. Ainsi il serait bon que nos rituels soient explicités, au risque d’atténuer leurs effets magiques en les décrivant plutôt qu’en les vivant pleinement, afin que le peuple d’Alex nous perçoive tel·le·s que nous sommes tout au long du reste de l’année. Oui, je pense au risque du détachement de l’observat·eur·rice, sinon comment intégrer autant de gens sans une incompréhension insurmontable ? » Il restait une personne debout. Deux autres se levèrent, puis trois encore. Alex sentait bien la tension qui se révélait à présent derrière le masque soudain levé du rituel. Le hérisson passa de proche en proche, chacun·e pouvant exprimer son sentiment, apporter sa pierre à l’édifice du débat qui dura encore plusieurs heures. Alex fut invité·e à s’asseoir parmi les autres membres de l’assemblée. De discrètes allées et venues ponctuaient une écoute par ailleurs attentive selon les tâches à accomplir et les disponibilités de chacun·e. Malgré les réticences marquées d’une partie de l’assemblée, notamment à propos de la culture exogène, de la taille du groupe ou des intentions méconnues qui habitaient ses membres, les éclaircissements d’Alex permirent à l’assemblée de s’accorder autour d’un plan d’accueil étalé sur neuf mois, d’ici au printemps suivant, qui permettrait de reconstruire un village en ruine non loin de là, propice à l’extension des activités de la communauté grandissante. Ces neufs mois offriraient également aux réfugié·e·s le répit nécessaire pour commencer leur nouvelle vie, évaluer leur volonté de participer à la dynamique existante, à toustes le soin d’engager une transformation inévitable avec la venue d’une si grande population. On envisageait que certain·e·s pourraient ne pas rester plus de quelques jours : un galop d’essai pour éviter aux comportements abusifs de s’installer et s’assurer du bien-être de toustes.
Le silence revint finalement et une minute passa afin que chacun·e puisse prendre le temps de retourner la chose. Lorsque plus personne ne voulut prendre la parole, la créature sur le trône, qui n’avait pas ouvert la bouche, se leva à son tour. Sa cour d’enfants s’écarta pour la laisser passer. Alex admirait, comme elle descendait en silence les deux marches vers le sol de poussière de l’Arche, l’équilibre des crânes sur sa tête, et les cornes de l’un d’entre eux, crâne de bélier au milieu de crânes humains, tous ornés de figures en volutes qui les rendaient mouvants. Alex vit une goutte de sueur couler sur le visage noirci du porteur de cette improbable couronne, témoin de l’effort pour en supporter le poids pendant si longtemps. Le hérisson rejoignit la créature et la suivit. Lorsqu’elle lui apparut de profil, Alex comprit que si la « couronne » était lourde, elle reposait en fait sur une armature de bois et de cuir, stable sur les épaules du porteur. Ce roi muet, engoncé sous la pile des ancêtres et des esprits de la montagne, vêtu de bois et de mousses, accompagné de sa cour d’enfants, lui apparut soudain comme le symbole d’une continuité supposée, le fantôme d’une autorité patriarcale à présent dénuée de tout pouvoir, sinon celui du respect silencieux de chaque individu libre à la communauté idéale qu’ils choisissaient de reconduire par leurs efforts consensuels, par leurs rites néo-païens, par leur abnégation au rêve que l’Anarchipel portait de sortir du capitalisme sans s’opposer à lui autrement qu’en inventant des mondes hors de son influence mortifère. Le hérisson symbolisait une parole douce, aimante, pourtant difficile, fragile sous des airs menaçants : ses piquants protégeaient la parole de toute agression et son ventre doux transmettait la chaleur apaisante des présences individuelles qui s’exprimaient tour à tour dans la parole libérée en collectif.
Le « roi » parti, la foule se dispersa en de nombreuses discussions, des visages enthousiastes répondaient à d’autres soucieux, on passa féliciter Alex, l’encourager. Claire l’embrassa en læ serrant contre son gros ventre et l’invita à se promener avec elle. Les enfants, à présent relevés de la discipline rituelle, couraient autour d’Alex et s’élançaient sur les chemins du village en riant et en chantant. La musique reprit bientôt, car l’Anarchipel dansait tout l’été. Les danses migraient, qui vers un champ, qui vers une rivière, et toustes riaient en reprenant leurs tâches, cependant que chacun·e pensait également à ce qu’il y aurait à faire sitôt qu’arriverait le convoi. Alex observa avec soulagement des cavaliers chargés d’outres pleines qui s’élançaient déjà sur le chemin qui l’avait amené jusque là trois jours auparavant. Le chaos apparent cachait bien une commune rompue à l’accueil et à la solidarité.
Claire dévala le sentier qui menait à la rivière tandis que des enfants volaient dans le vide par un téléphérique de fortune installé là. La jeune femme lui avait expliqué qu’ici, quand on ne pouvait pas marcher, on volait. Alex comprenait à présent ce qu’elle voulait dire par ces paroles cryptiques. Elle l’appela à la rejoindre et les deux cheminèrent au-delà du gué occidental pour semer les enfants qui brûlaient d’accaparer l’attention d’Alex. Comme ils faisaient mine de traverser, Claire fit mine de les gronder. Après des complaintes d’usage, devant la moue amusée de Claire, ils finirent par rebrousser chemin la tête basse, puis partirent à rire en se lançant des défis. Alex les regarda s’éloigner. Sa confusion grandissait avec chaque nouvel événement, et ses questions s’accumulaient comme les feuilles sur les pierres émergées du gué.
« Depuis ce matin, je ne sais pas si je suis éveillé·e. » lâcha Alex, emboîtant le pas de Claire dans les sous-bois qui jouxtaient la rivière. Claire s’en amusa. « — Ne t’inquiètes pas, tu es bien ici-et-maintenant, en éveil. » Comme Alex ne parvenait pas à lui partager ses doutes, iel l’interrogea sur ce cycle d’autricité évoqué lors de son audition devant l’Assemblée Permanente. Elle lui expliqua qu’il s’agit d’un rituel estival pratiqué chaque année. Durant une lunaison à partir du solstice, le cycle politique de la communauté passe sur un mode pseudo-autoritaire correspondant à la période de plus grande croissance des plantes – auctrix , le féminin d’auctor qui donne autorité, vient d’augeo : accroître. Cela permet à la communauté tout à la fois de célébrer la reproduction des vivants et de se rappeler que la croissance, dans un organisme sain, est périodique et sert uniquement à son maintien – seul un organisme malade poursuit une croissance continue, et son paroxysme, c’est le cancer – ou l’autodestruction, comme le capitalisme.
Alex l’interrogea ensuite sur le rituel de la veille au soir, où Claire avait choisi quatre personnes pour danser ensemble : « C’est la “cérémonie de la Main”. Lorsque l’une de nous attend un enfant, elle choisit parmi les habitant·e·s de la communauté quatre personnes qui deviendront avec elle “la main parentale” de l’enfant. — Ton enfant n’a pas de père ? — Non. Enfin, si bien sûr, mais nous évitons d’utiliser les mots “père” et “mère” qui reproduiraient la forme hétéro-normée du couple et donc le modèle patriarcal que nous avons rejeté. Chez nous tous les enfants sont nos enfants à toustes, quelle que soit notre relation biologique. Chaque adulte de l’Anarchipel est responsable de tous les enfants, et les plus âgés des plus jeunes. La cérémonie de la Main, c’est pour choisir les parents de l’enfant, qui s’accompagneront dans leur apprentissage mutuel de la relation parent-enfant, dans l’idée de faire société, dans le respect de chacun·e et d’autrui, un vivre-ensemble trans-individuel qui transforme à la fois chacun·e et la société elle-même. Les parents, la Main parentale, ce sont les personnes proches qu’on apprécie particulièrement, avec qui on aime passer du temps, ou bien des personnes qu’on admire ou dont on aimerait qu’iels servent de modèle à l’enfant. L’auriculaire symbolise la sagesse, c’est plutôt la personne confidente, qui va savoir nous écouter. C’est là un choix important, c’est souvent un·e ami·e ou une femme âgée, elle-même parente. Mais cela peut également être toute autre personne en qui tu as une grande confiance. L’annulaire est souvent une personne que tu connais bien et qui va t’accompagner tout au long de ta vie dans l’intimité. Elle est celle dont tu vas accueillir les moments de force comme de faiblesse et qui va exercer ton écoute. Le majeur symbolise le désir charnel, c’est souvent personne bonne conseillère dans ces rapports, qui te connaît bien, peut-être ta meilleure copine ou un·e ancien·ne amant·e qui connaît tes goûts et tes pratiques sexuelles et qui saura t’éviter des mauvais pas : un·e bon·ne juge du caractère. L’index, c’est læ garant·e d’une bonne vie sociale, on choisit là souvent une personne expérimentée, pas nécessairement âgée, mais en position de te renvoyer vers les bonnes personnes si le besoin s’en fait sentir. Chaque doigt est une reconnaissance par la génitrice de ces qualités chez l’autre pour elle-même, une marque d’admiration et de confiance, et aussi une invitation à la personne choisie d’accompagner l’évolution de l’enfant, d’être proche de lui. — Et le pouce ? — C’est moi ! La femme enceinte, en général, complète la main, comme tous les doigts forme un demi-cercle autour du pouce. — N’est-ce pas enfermer la femme dans son rôle de mère que d’en faire le pouce ? — Oh, non, ce n’est pas systématique : certaines femmes renoncent à être le pouce de la main parentale de leur enfant. Dans ce cas, elles annoncent à la communauté qu’elles ne prendront pas le rôle maternel. Lors de la cérémonie, elles invitent une cinquième personne dans la main : on sait alors que la mère n’en fera pas partie. C’est arrivé à une femme qui s’est réfugiée ici enceinte à la suite d’un viol. Elle refusait d’avorter, mais rejetait également l’enfant né de cette union. Tu sais, tout n’est pas rose ici : on essaie, on travaille beaucoup, on remet en question les choses en permanence. Ce rituel, comme les autres, est le fruit d’expérimentations collectives. C’est un peu cela le sens de l’Assemblée Permanente : la seule permanence, c’est la remise en question, l’approfondissement des relations ; on n’est pas collé·e·s en réunion tout le temps, mais nous travaillons toustes sur la déconstruction de toustes les dominations. Nous apprenons ensemble. — Et le géniteur ? — On n’en n’est jamais sûr, gloussa-t-elle. Souvent, il fait partie de la main et est un parent comme les autres, parfois il n’en fait pas partie. L’Anarchipel travaille beaucoup sur le consentement et la déconstruction du masculinisme. Le ‘père’, on l’a renvoyé chougner dans les jupes de grand-mère soleil. »
Le bruit de leurs pas occupa la suite du dialogue un moment. Chacun·e était perdu·e dans ses pensées. L’évocation d’un soleil féminin plongea Alex dans des considérations téléologiques. Il était plus facile d’imaginer autour de nous une source de vie, læ soleil et la lune, plutôt qu’une source de domination dont les attributs de l’amour prendraient la forme d’une grosse voix menaçante, d’une lourde main sévère et d’éclairs dévastateurs. Mais c’était bien fait pour le patriarcat qu’on le rejetât de la sorte, en renouant avec une vision néolithique, maternelle du cosmos, héritée des plus anciens peuples encore existants. Cela invitait également les hommes à rejeter la masculinité toxique et embrasser un rôle plus humble, où la responsabilité partagée, le dialogue ouvert, le consentement et le soin de l’autre prenaient la place d’une autorité, d’un pouvoir et d’une propriété sur autrui dont la violence faisait à présent figure d’anachronisme grotesque.
Peu à peu lui revint son expérience du réveil, ce rituel de purification qui l’avait transporté·e. « — Ce matin était magique, reprit Alex, je me suis proprement fait enlever mon corps. Ou de mon corps. Je me sentais en confiance en empli·e de curiosité. Et puis, quelle douceur… J’en suis encore tout imprégné·e. — Si tu avais eu la moindre réaction de malaise, tu aurais échappé·e au rituel. Dans la période normale, la convocation se fait oralement : je serais venue te chercher, je t’aurais expliqué ce qui allait se passer et tu aurais pénétré l’enceinte de l’Arche en connaissance de cause. — Mais alors, pourquoi toute cette mise en scène surréaliste ? — La période de l’Assemblée Permanente est un peu comme un festival qui nous permet de renouer avec nos convictions politiques libertaires. Nous mettons en scène tout ce qui nous relie, tout ce que nous avons rejeté et laissé derrière nous. Cela nous permet de ne pas oublier que l’autorité n’est pas un substitut au respect de la différence et que la liberté comprend la solidarité et la responsabilité. » Leur conversation les amena à des bâtiments dont Alex n’avait pas soupçonné l’existence. Iels avaient suivi la rivière en aval du bourg et au détour d’un méandre se tenaient un moulin, une forge et quelques granges qui servaient pour le stockage des denrées. Ce quartier excentré produisait des farines à partir des céréales cultivées et des fruits à coque prélevés dans la forêt, de l’électricité pour alimenter une scierie, des métiers à tisser et d’autres machines dont Alex n’avait encore eu aucune idée, tant la vie du bourg semblait rurale et arriérée. « Ces bâtiments sont séparés du bourg pour plusieurs raisons : premièrement, ils se trouvent en aval, se qui garantit la pureté de notre eau de consommation ; deuxièmement, comme tu peux t’en rendre compte, ils font beaucoup de bruit : la roue à aube entraîne des meules mais il y a aussi des turbines qui génèrent suffisamment d’énergie électrique pour alimenter tour à tour les machines-outils. L’avantage lorsqu’on travaille ensemble, c’est qu’on n’a pas besoin de tout en même temps. La répartition énergétique répond aux besoins réels de la commune, et non à un impératif de production : le seul marché, c’est l’Anarchipel. — N’est-ce pas un peu autarcique comme approche ? — Cela le serait si l’Anarchipel était uniquement ce village. Ici, nous avons les rivières, ailleurs iels ont le soleil, les fruits ou le métal. L’Anarchipel est en fait un réseau libertaire de communautés qui suivent leurs propres règles. Les nôtres, ici, correspondent au rôle que nous nous sommes donné d’accueillir les réfugié·e·s, de servir de tête de pont au reste du réseau… »
Alex submergea Claire de questions, certaines auxquelles elle pouvait répondre, d’autres pour lesquelles elle renvoyait Alex à d’autres personnes pour les éclaircir. Ce qui était frappant, c’était l’équilibre entre une liberté totale des individus et une organisation sociale d’une étonnante complexité qui semblaient s’harmoniser au sein de l’Anarchipel. Comment une telle chose était-elle possible ? Claire haussait les épaules en insistant sur l’effet contagieux de la déconstruction des dominations : lorsqu’on conçoit la liberté comme responsable et solidaire, l’implication de chacun·e au bien être de toustes transforme la culture : chacun·e cherchait dans l’exercice de sa propre liberté le moyen de garantir et d’étendre la liberté des autres. Cela n’allait pas sans mal et parfois des caractères incompatibles et des approches concurrentes s’empêtraient : c’était le temps de tenter une expérience similaire dans d’autres conditions. Chaque île participait du mythe d’un réseau planétaire qui animait les résistances : des paysan·ne·s de La Via Campesina aux forges de Sidéropolis, des Zapatistes du Chiapas aux rebelles Naxalites, il alimentait les réflexions et la transmission d’expériences, d’alertes et l’extension des réseaux de soutien à la lutte anticapitaliste transnationale sous toutes ses formes vivantes et vivaces, sans coordination tutélaire.
Ma langue se déliait, je riais et sautillais. Dans les prochains jours, je leur ferais visiter tout ce que mes fantômes et moi avions passé notre temps à faire durant les trois… ou six… années précédentes. On y trouvait une source, des jardins-forêts, des sculptures, des maisons humbles et propres, des instruments de musique. Je leur décrivis les rituels qui m’habitaient, celui de la Main qui abolirait la famille nucléaire en formant des alliances d’adultes responsables qui prendraient soin des enfants : cinq adultes pour un enfant ; et tous les enfants seraient du village tout entier ! Extirper le patriarcat par l’exemple ! Et le rituel du Passage des Mondes pour entrer dans l’âge adulte, au-delà de la rivière : comme il était important de ritualiser nos moments communs pour renouer avec les cycles de la nuit et du jour, de la Terre, des astres et des saisons… Je leur racontai avec emphase comment nous avions préparé leur venue, que d’autres pouvaient venir, que nous pourrions ensemble terminer la charpente de l’Arche, en faire une maison communale… Je revécus. Je revivais à travers elleux, à travers les potentiels qu’iels pouvaient actualiser, que nous avions exploré, mes fantômes et moi, et qu’elleux réaliseraient. L’Anarchipel serait à elleux ! Mes visiteu·r·se·s randonnaient, mais iels n’étaient pas venu·e·s par hasard : on leur avait parlé d’un village hanté qui semblait habité et où pourtant personne ne vivait. Iels y venaient régulièrement… depuis deux décennies.
Vingt ans étaient passés ? Je m’assis lourdement.
Iels me réconfortèrent en louant la luxuriance du jardin-forêt, la qualité des constructions, en insistant sur la beauté de l’Arche elle-même, comment aux solstices un puits de lumière la frappait en son centre et lui donnait une aura magique. Comment bientôt le village serait de nouveau en effervescence. Comment au prochain solstice, je serais de nouveau le Roi Muet… Zoé s’approcha de moi en esquissant un sourire. Ses yeux tristes se mouillaient de larmes. Sa gourmette glissa sur le Ⓐ cerclé de son poignet ridé comme elle replaçait derrière l’oreille une mèche de ses cheveux argentés. Elle me prit dans ses bras. « L’Anarchipel existe, mon amour. Nous l’avons réalisé. »
L’Anarchipel n’avait pas attendu la fin du monde pour la dépasser. L’Apocalypse, c’est d’abord une révélation. Et la révélation, pour les Anarches, prenait la forme d’une invention constante des relations humaines qui en éliminerait tous les rapports de pouvoir. Il ne s’agissait pas d’un idéal futile mais de la réalisation concrète, ici et maintenant , du démantèlement de processus qui se voulaient éternels : le patriarcat, l’État (et son état de guerre permanent contre une société, une autre, ou la sienne propre), le racisme, l’esclavage, la supériorité supposée – surtout imposée – d’un groupe humain sur un autre, du groupe humain sur le vivant, le non-vivant, l’inerte et l’idée, l’existence même de « groupe » : abstraction réductionniste de la complexité de l’inspace . Une tâche vouée à l’échec qui pourtant se donnait au monde en actes. L’Anarchipel tenait son nom d’un simple constat : l’eutopie dont il se réclamait n’aurait pas une forme pré-déterminée. Elle serait multiple, elle devait l’être, pour accommoder à la fois la disparité des modes d’existence qu’elle portait, l’incommensurabilité de son devenir et pour conjurer toute émergence des modèles caduques de toutes les dominations qui existaient par ailleurs. Sa force, et ce à quoi elle devait son existence, résidait dans l’acceptation complète de son imperfection et dans l’infinité de la tâche à accomplir – ou à défaire. Tous les universaux fondaient à son contact. Même les plus violents, les plus récalcitrants ou les plus virulents roulaient sous la déferlante douce de ses marées incessantes pour finir en grains insignifiants sur ses plages. Tout n’était pas rose dans l’Anarchipel et pourtant les saisons s’y succédaient, malgré leur instabilité croissante, dans la conscience de ses propres limites. Hors de la normalité, déjà perdue à jamais mais qui continuait cependant à clamer son éternité sur les écrans toujours plus nombreux de l’illusion capitaliste, se jouait non pas la fin du monde, ou d’un monde, mais l’élaboration d’autres mondes. Ici, le bannissement était « peine capitale » : et la menace de replonger dans la suffocante tornade de la normalité cosmopolite suffisait à porter tous les cœurs meurtris dans un élan exosocial. Il finirait bien par ronger le simulacre de la société dominante. Lorsqu’elle finirait par s’effondrer, que ses réseaux imprenables montreraient leur chétivité, que l’affolement s’imposerait à son monde du peu qu’il lui reste à vivre, qu’alors elle montrerait les dents et grifferait tout autour d’elle, en elle, une société nouvelle saurait résister aux derniers assauts du monstre moribond. L’état du monde laissait bien peu d’espoir. Après Dieu, la pureté était morte et son cadavre de plastique putride était partout : dans l’air, dans l’eau, dans les aliments, dans les urines et dans le sang même des enfants à naître. Survivre à cela prendrait de nombreuses générations, dégénérations et régénérations. Les invisibles : bactéries, virus et champignons, seraient nos allié·e·s et nos ennemi·e·s. Nous osions espérer, sans doute pour conjurer la Sixième Extinction, que nous saurions passer au travers, que si notre espèce passait ce siècle, ce serait grâce à une intelligence collective qui aurait su éliminer les germes autodestructeurs semés par nos ancêtres, cultivés par l’hybris de nos parents, maintenus par notre manque d’imagination, notre lâcheté, notre conformité. Dans l’Anarchipel, le normal, c’est le pathologique. Et c’est là notre point de départ.