« — Bonsoir Alex, tu vas te coucher ? » Claire était accompagnée d’une femme dont les tresses blanches étaient irisées de fils de couleur qui brillaient à la lueur dansante des flammes.
« — Oui, cette journée m’a épuisé·e. Sans doute le contrecoup de mon voyage et du stress.
— Sans doute. Je dois te prévenir que demain matin, tu passeras devant l’Assemblée Permanente. Si tu le veux bien, Shana et ses aides viendront dès le réveil te préparer pour la cérémonie. Elles te choieront, te laveront et t’habilleront, est-ce que cela te convient ? »
Alex considéra Shana, toute emplie de douceur et perçut dans son regard une profondeur que la pénombre rendait plus opaque. Des rides joyeuses reliaient ses yeux espiègles à un sourire radieux. Alex lui fit face et la vieille lui tendit ses mains noueuses, en s’approchant d’un pas. Le contact chaleureux de ses mains sèches envahit Alex.
« — Sois tranquille, Alex », commença Shana, « il s’agit bien de prendre soin de ton corps pour t’apaiser et te rendre tout·e disponible et présent·e à la cérémonie. Mais si tu préfères, nous te laisserons te préparer seul·e. Qu’en dis-tu ? »
Alex ne pouvait s’empêcher de sentir une étrangeté dans le bien-être et la bienveillance qui émanaient de tous les êtres quit avaient croisé son chemin depuis son arrivée. Tout cela semblait trop beau pour être vrai. Pourtant, elle avait toute confiance en sa tante Zoé, l’une des fondatrices de l’Archipel. Et tout ce qu’iel voyait confirmait son intuition de placer entre les mains de l’Archipel le destin des personnes qui avaient choisies de l’accompagner. Alex caressa de ses pouces le dos des mains de Shana et lui répondit calmement : « Je suis venu·e ici me reposer entre vos mains, alors oui, j’accepte votre soin avec bonheur. »
Des grondements s’insinuèrent peu à peu dans son sommeil, jusqu’à læ réveiller en sursaut. Plusieurs personnes étaient déjà autour du lit et son cœur se mit à battre au rythme des tambours qui résonnaient à travers les murs et jusque dans son crâne tout endormi. Un enfant sauta sur le lit en lui offrant un abricot qu’Alex prit machinalement. Autour, les sourires bienveillants l’apaisèrent et iel croqua dans le fruit délicieux. Sans une parole, Shana l’invita à se lever et s’immerger dans le bain fumant qui avait été préparé dans la pièce. L’eau chaude et parfumée lui ôta toute résistance et Alex plongea bientôt dans une léthargie qui lui fit douter de son réveil. Des mains coururent sur son corps nu et lui procurèrent un étrange sentiment de bien-être. On lui passa des éponges douces sur tout le corps, on lui lava les cheveux, et sa tête ronronna, caressée d’une langueur onirique, bientôt une transe. L’enfant sautait sur le lit en gloussant, des regards entendus s’échangeaient et un chant comme une berceuse montait des gorges souples des sirènes qui læ submergeaient de bonheur. Un saut d’eau froide læ fit sursauter et se dresser d’un coup dans le baquet, tout-à-fait alerte. L’enfant rit de plus belle. Une serviette l’enveloppa de sa douceur. Toujours subjuguée par les mains qui conduisaient son corps, Alex sortit du bain, s’assit dans un fauteuil de bois d’orme qui grinça sous son poids, tandis qu’on lui frottait énergiquement les membres pour les sécher. Dix mains s’occupaient d’apprêter ce corps qui ne lui appartenait déjà plus. Elles massaient ses mains et ses bras, ses pieds et ses jambes, ses épaules, son dos, son ventre et son visage. Alex retomba dans une torpeur heureuse. Elles huilèrent son corps, coiffèrent ses cheveux et l’habillèrent d’une robe simple de chanvre fin immaculé. Elles læ couronnèrent enfin de fleurs dont le parfum subtil finit de læ transporter. Lorsque, debout, Alex ouvrit les yeux comme les mains avaient disparues, iel se trouva face à un miroir qui lui renvoya l’image apaisée d’un être lumineux et séduisant dont iel eut peine à reconnaître les traits. Seul l’enfant restait dans la pièce. Il lui sourit et sortit en l’invitant du regard à le suivre. Toujours flottant·e, Alex sortit de la chambre et sentit les rayons chauds du soleil sur sa peau. Les tambours s’intensifiaient et l’enfant se digireait vers l’entrée de l’Arche. Alex le rejoint d’un pas léger et entra dans la grande maison communale. Le silence se fit.
Alex attendit que ses yeux s’habituent à la pénombre après l’éblouissement du soleil déjà haut. Dans la fraîcheur de l’Arche, une foule immense attendait sa venue. Pas même les enfants n’émettaient un bruit. La foule était alignée sur plusieurs rangs le long du mur d’enceinte. Son ombre longue portait la lumière du jour jusqu’au centre de l’Arche où elle se fondait dans un disque de lumière aveuglante qui frappait le sol. Son regard fit le tour de l’assistance et se figea face à elle, au-delà du puits de lumière, sur une créature au long cou qu’il lui était difficile de distinguer. « Approche, viens dans le cercle » résonna une voix qui semblait venir de l’Arche même. Alex marcha sur son ombre jusqu’au centre du cercle, la tête toujours caressée d’un agréable ronronnement. Iel pénétra avec appréhension dans le puits de lumière. À présent se tenait au centre de l’Arche un être resplendissant dans son habit simple, rayonnant sous sa couronne de fleurs, puissance du jour au cœur de l’Assemblée d’ombres. Ses yeux s’ajustèrent au contraste plus intense. Son ombre restait faiblement portée par l’entrée derrière elle et s’allongeait lassement jusqu’au large trône de racines et de branches entrelacées qui lui faisait face. Y siégeait un être d’apparence surnaturelle : immobile, son immense corps disparaissait sous une complexe cascade de tissus, de branches et de mousse qui se confondait avec le trône ; il était coiffé d’une tour de crânes humains. Alex échappa un souffle qui vint s’écraser sur la voute de l’Arche. « Nous te voyons et nous t’accueillons. Pourquoi viens-tu à nous ? » continua la voix caverneuse de la voûte. Alex chercha des regards alentour mais n’en trouva point : que des silhouettes parmi les ombres. « Bonjour » esquissa Alex pour prendre de l’assurance. « Je vous remercie de votre surprenant accueil. » Une rumeur d’approbation s’éleva dans l’assistance. La créature sur le trône ne broncha pas. À ses pieds, une cour d’enfants observait attentivement Alex. Parmi eux se trouvaient quelques-un avec qui iel avait partagé les mûres à son arrivée. À la fois rasséréné·e et soucieu·x·se, Alex reprit une inspiration. « Je viens chercher conseil et refuge auprès de ma tante, ma tante Zoé. Es-tu là ? » L’écho de sa voix mourut dans le cri de crécelle d’un corbeau qui survolait l’Arche ; son ombre barra un instant le visage d’Alex.
« — Elle n’est pas là. Nous savons qui tu es, Alexis. Vas-tu nous dire ce qui t’amène ?
— Je ne suis pas seul·e. Je viens annoncer l’arrivée imminente d’un convoi de réfugié·e·s de la ville.
— Combien ?
— Une centaine.
— Nous les accueillerons. »
La salle était restée silencieuse. Une clochette retentit. L’un des enfants assis devant le trône se leva, porteur d’un bâton finement sculpté et s’avança lentement vers Alex, dans le cercle de lumière. Le silence régnait dans la grande salle. Une personne se leva, puis trois. L’enfant se dirigea vers l’une d’entre elles et fit passer le bâton parmi les gens. Lorsqu’il parvint à destination, la personne prit la parole.
« — L’Archipel va devoir se préparer à l’accueil. D’ici trois jours notre poulation va tripler. L’Assemblée Permanente ne pourra pas siéger pour autant de monde. Nous devrons adapter notre coutume. Alex, sais-tu nous décrire ce convoi : d’où venez-vous, pourquoi avez-vous choisi de venir ici, qu’attendez-vous de l’Archipel ? » Elle se rassit. Le bâton revient vers l’enfant qui le rapporta à Alex et lui tendit. Elle le prit. Sa légèreté était surprenante et ses doigts pouvaient sentir les détails de son raffinement. Il s’agissait là d’un ouvrage précieux empli d’une solennité et d’une histoire qui tranchaient avec celle, relativement courte, de l’Archipel. Le bâton de parole lui inspira confiance. Tout confirmait sa décision de venir ici.
« — Je remercie l’Archipel de sa générosité. Je connais bien peu vos coutumes et je vais tenter de répondre à vos questions au mieux de ma connaissance. La situation en ville est devenue intenable pour de nombreuses personnes. Celleux qui ne sont pas intégré·e·s dans les rouages de la société capitaliste subissent une répression grandissante. Iels sont sujet·te·s à une campagne de dénigrement qui a polarisé les masses contre tout ce qui n’est pas conforme à la norme édictée par le gouvernement. L’aggravement de la sécheresse et le renforcement des lois réactionnaires contre la société a terminé de disloquer ce qui restait d’entraide en ville. Tous les prétextes sont bons pour que l’appareil de répression de l’État s’abatte sur les plus vulnérables. Un exode urbain est en cours pour celleux qui ont le privilège de pouvoir s’extraire de la capitale et des grandes villes. Notre groupe vient de Toulouse où la chaleur écrasante et la détérioration rapide des conditions de vie en marge de la société ont forcé des milliers de personnes à s’en échapper en quête d’une vie plus saine. Nombreu·x·ses sont celleux qui ont fui à la campagne dans l’espoir d’échapper à un nouveau confinement annoncé. Certain·e·s se réfugient dans les campagnes environnantes mais elles sont vite saturées et beaucoup doivent marcher longtemps avant de trouver un refuge accueillant. C’est grâce à ma tante Zoé que j’ai entendu parler de l’Archipel et lorsque j’ai lu l’appel lancé par le biais des réseaux libertaires, j’ai su qu’il nous fallait tenter notre chance et venir jusqu’ici. Notre convoi comporte une vingtaine de familles avec des enfants de 3 à 15 ans, des vieillards et des infirmes, ainsi que de personnes dites “en réinsertion”. Notre groupe est varié et vulnérable. Certain·e·s ne parlent pas notre langue et d’autres ont des difficultés à vivre ensemble. J’espérai trouver ici de quoi les conforter, de quoi faire corps avec d’autres horizons que la répression ou l’enfermement. » Alex baissa les yeux vers l’enfant qui la regardait avec assiduité. Elle lui tendit le bâton d’un geste fébrile ; il le saisit avec déférence et se dirigea vers une autre personne debout dans l’assistance.
« — Tu as bien fait de venir », commença le porteur du bâton, « merci d’avoir répondu à notre appel. Ta tante Zoé nous est chère et elle sera là bientôt. Elle nous a parlé de toi, même si c’est d’un·e enfant qu’elle a parlé. Ce que tu décris nous engage dans une épreuve qui mettra en jeu la puissance de notre solidarité. Mais je n’ai aucune crainte : l’Archipel est prêt. Nous savions que le temps viendrait d’affronter cette épreuve. Tes compagn·e·on·s trouveront le refuge qu’iels cherchent. » Il reposa le bâton. Un autre se leva, mais se rassit immédiatement, agité. Le bâtonnier passa la parole.
« — S’il est vrai que l’Archipel est prêt, nous n’avons jamais connu d’immigration de cette ampleur. Notre village ne pourra pas absorber tout ce monde. Aussi nous devons prévoir la reliance d’une nouvelle île. Un corps devra partir rapidement pour avancer les travaux qui permettront d’accueillir une partie des réfugié·e·s dès le printemps prochain. Passer l’hiver ici ensemble posera peu de problème logistique, mais comment notre culture survivra-t-elle ? » Il se rassit tandis qu’un murmure accompagnait le bâton vers la personne suivante. Un tintement de clochette mit fin au brouhaha. Quelques personnes s’étaient éclipsées de la maison, sans doute pour vaquer à leurs occupations, peut-être pour prévenir les absent·e·s ou faire quelques préparatifs selon un plan pré-établi, pensa Alex.
« — Notre culture ne survivra pas. », annonça avec calme et fermeté la femme qui portait à présent le bâton de parole, en laissant un silence appuyer sa sentence. « Mais elle se transformera au contact de l’étranger, comme elle l’a toujours fait. Nous savons bien à quoi nous en tenir et cette fois-ci ne sera pas différente. Ou plutôt si : tes compagn·e·on·s, Alex, arrivent, comme toi, à un moment particulier de la vie de notre commune. La période de l’Assemblée Permanente correspond à un moment politique spécifique de notre vie, teintée des rituels et des fêtes qui nous permettent de renforcer les liens de solidarité tout en accomplissant les travaux ardus et nécessaires aux champs et ailleurs afin de garantir notre prospérité. Nous ne pourrons pas, pour elleux, imposer comme nous le faisons pour toi l’ensemble du decorum rituel qui accompagne cette période. Elle sera pour toustes confuse, tant pour nous qui la vivons annuellement que pour elleux qui la découvriront. Ainsi il serait bon que nos rituels soient explicités afin que le peuple d’Alex nous perçoive tel·le·s que nous sommes tout au long du reste de l’année, au risque d’atténuer les effets psychomagiques de nos rituels en les décrivant plutôt qu’en les vivant pleinement. Oui, je pense au risque du détachement de l’observat·eur·rice, sinon comment intégrer autant de gens sans une incompréhension insurmontable ? »
Il restait une personne debout. Deux autres se levèrent, puis trois encore. Alex sentait bien la tension qui se révélait à présent derrière le masque soudain levé du rituel. La créature sur le trône se leva à son tour. Sa cour d’enfants s’écarta pour la laisser passer. Alex admirait, comme elle descendait les deux marches vers le sol de poussière de l’Arche, l’équilibre des crânes sur sa tête, et les cornes de l’un d’entre eux, crâne de bélier au milieu de crânes humains, tous ornés de figures en volutes qui les rendait mouvants. Alex vit une goutte de sueur couler sur le visage noirci du porteur de cette improbable couronne, témoin de l’effort pour en porter le poids. Le bâtonnier rejoint la créature et la suivit. Lorsqu’elle lui apparut de profil, Alex comprit que si la « couronne » était lourde, elle reposait en fait sur une armature de bois et de cuir, stable sur les épaules du porteur. Ce roi muet, engoncé sous la pile des ancêtres et des esprits de la montagne, vêtu de bois et de mousses, accompagné de sa cour d’enfants, lui apparut soudain comme le symbole d’une continuité supposée, le fantôme d’une autorité patriarcale à présent dénuée de tout pouvoir, sinon celui du respect silencieux de chaque individu libre à la communauté idéale qu’ils choisissaient de reconduire par leurs efforts consensuels, par leurs rites néo-païens, par leur abnégation au rêve que l’Archipel portait de sortir du capitalisme sans s’opposer à lui autrement qu’en inventant des mondes hors de son influence mortifère. Le « roi » parti, la foule se dispersa en de nombreuses discussions, des visages enthousiastes répondaient à d’autres soucieux, on passa féliciter Alex, l’encourager. Claire l’embrassa en læ serrant contre son gros ventre et l’invita à se promener avec elle. Les enfants, à présent relevés de la discipline rituelle, couraient autour d’Alex et s’élançaient sur les chemins du village en riant et en chantant. La musique reprit bientôt, car l’Archipel dansait tout l’été. Les danses migraient, qui vers un champ, qui vers la rivière, et toustes riaient en reprenant leurs tâches, cependant que chacun·e pensait également à ce qu’il y aurait à faire lorsque bientôt arriverait le convoi. Alex observa avec soulagement des cavaliers chargés d’outres pleines qui s’élançaient sur le chemin qui l’avait amené jusque là trois jours auparavant. Le chaos apparent cachait bien une commune rompue à l’accueil et à la solidarité.
Claire dévala le sentier qui menait à la rivière tandis que des enfants volaient dans le vide par un téléphérique de fortune installé là. La jeune femme l’appela à la rejoindre et les deux cheminèrent au-delà du gué pour semer les enfants qui brûlaient d’accaparer l’attention d’Alex. Comme ils faisaient mine de traverser, Claire fit mine de les gronder : « — Eh bien, voulez-vous donc que j’appelle les Grelots ? Retournez vite de l’autre côté avant qu’ils ne vous mettent à l’Ombre. » Après des complaintes d’usage, devant la moue amusée de Claire, ils finirent par rebrousser chemin la tête basse, puis partirent à rire en se lançant des défis. Alex les regarda s’éloigner. Sa confusion grandissait avec chaque événement, et ses questions s’accumulaient comme les feuilles sur les pierres du gué.
« — Depuis ce matin, je ne sais pas si je suis éveillé·e. » lâcha Alex, emboîtant le pas de Claire dans les sous-bois qui jouxtaient la rivière. Claire s’en amusa.
« — Ne t’inquiètes pas, tu es bien ici-et-maintenant, en éveil. » Elle se retourna, le visage illuminé : « Alors », dit-elle, « comment c’était ce réveil ? » Elle n’attendit pas la réponse. « Je ne l’ai jamais vécu, mais avec mon ventre… Iels me préparerons comme toi très bientôt, pour la cérémonie. » « — La cérémonie ? », interrogea Alex avec appréhension.
« — Oh, rien à voir avec celle-ci. C’est la “cérémonie du père”. Lorsque l’une de nous attend un enfant, elle choisit parmi les habitant·e·s de la communauté quatre personnes qui deviendront avec elle “le père” de l’enfant.
— Ton enfant n’a pas de père ?
— Si bien sûr, mais chez nous “le père” est un rôle collectif. En fait, tous les enfants sont nos enfants à toustes, quelle que soit notre relation biologique. Chaque adulte de l’Archipel est responsable de tous les enfants. La cérémonie du père, c’est pour choisir celleux qui accompagneront la mère et l’enfant dans leur apprentissage. Ce sont les personnes proches de la mère, les personnes qu’on apprécie particulièrement, avec qui on aime passer du temps, ou bien des personnes qu’on admire ou dont on aimerait qu’ils servent de modèle à notre enfant. Au lieu du seul père biologique, qui reproduirait la forme hétéronormée du couple et donc le modèle patriarcal que nous avons rejeté, nous formons “une main” : l’auriculaire symbolise la sagesse, c’est plutôt la personne confidente, qui va savoir nous écouter. C’est là un choix important, c’est souvent un·e ami·e ou une femme âgée, elle-même mère. Mais cela peut également être toute autre personne en qui tu as une grande confiance. L’annulaire est souvent une personne que tu connais bien et qui va t’accompagner tout au long de ta vie dans l’intimité. Le majeur c’est une personne avec qui tu as une relation de désir charnel, ou qui est bonne conseillère dans ces rapports, qui te connaît bien, peut-être ta meilleure copine ou un·e ancien·ne amant·e qui connaît tes goûts et tes pratiques sexuelles et qui saura t’éviter des mauvais pas : un·e bon·ne juge du caractère. L’index, c’est læ garant·e d’une bonne vie sociale, on choisit là souvent une personne expérimentée, pas nécessairement âgée, mais en position de te renvoyer vers la bonne personne si le besoin s’en fait sentir. Chaque doigt est une reconnaissance par la mère de ces qualités chez l’autre pour elle-même, une marque d’admiration et de confiance, et aussi une invitation à la personne choisie d’accompagner l’évolution de l’enfant, d’être proche de lui.
— Et le pouce ?
— C’est moi ! C’est la mère qui forme la cinquième personne du “père”.
— Et le père biologique ?
— Je ne le connais pas, glousse-t-elle. Parfois il est le majeur, ou un autre doigt, parfois il ne fait pas partie de la main.
— N’est-ce pas dur pour lui dans ce cas ?
— Oh, tu sais, les couples qui s’aiment forment souvent une main. Lorsqu’ils ne le font pas, chacun·e sait pourquoi. Et dans mon cas, je ne suis pas sûre de qui est le père, alors…
— Et n’est-ce pas enfermer la femme dans son rôle de mère que d’en faire le pouce ?
— Oh, non, ce n’est pas systématique : certaines femmes qui n’ont pas la fibre maternelle renoncent à être le pouce de la main de leur enfant. Dans ce cas, elles annoncent à la communauté qu’elles ne prendront pas le rôle attendu d’une mère. Parce qu’elles sont trop jeunes, pas prêtes, indifférentes, violentées ou…
— Violentées ? Ici !
— Pas vraiment. L’Archipel travaille beaucoup sur le consentement et la déconstruction du masculinisme. Mais je connais une femme qui est arrivée ici enceinte à la suite d’un viol. Elle refusait d’avorter, mais rejetait également l’enfant né de cette union. Tu sais, tout n’est pas rose ici : on essaie, on travaille beaucoup, on remet en question les choses en permanence. C’est un peu cela le sens de l’Assemblée Permanente : on n’est pas collé·e·s en réunion tout le temps, mais nous travaillons toustes sur la déconstruction de toustes les dominations. Nous apprenons ensemble. »
Le bruit de leurs pas occupa la suite de la conversation un moment. Chacun.e était perdu·e dans ses pensées. Lorsqu’Alex releva les yeux vers Claire, elle reconnut la mine interrogative et curieuse avec laquelle elle avait posé sa question sur le rituel de purification.
« — Ce matin était magique, » reprit Alex, « je me suis proprement fait enlever mon corps. Ou de mon corps. Je me sentais en confiance en empli·e de curiosité. Et puis, quelle douceur… J’en suis encore tout imprégné·e.
— Si tu avais eu la moindre réaction de malaise, tu aurais échappé·e au rituel. Dans une période normale, la convocation se fait oralement : je serais venue te chercher, je t’aurais expliqué ce qui allait se passer et tu aurais pénétré l’enceinte de l’Arche en connaissance de cause.
— Mais alors, pourquoi toute cette mise en scène surréaliste ?
— La période de l’Assemblée Permanente est un peu comme un festival qui nous permet de renouer avec nos convictions politiques libertaires. Nous mettons en scène tout ce qui nous relie, tout ce que nous avons rejeté et laissé derrière nous. Cela nous permet de ne pas oublier que l’autorité n’est pas un substitut au respect de la différence et que la liberté comprend la solidarité et la responsabilité. »
Leur conversation les amena à des bâtiments dont Alex n’avait pas soupçconné l’existence. Iels avaient suivi la rivière en aval du bourg et au détour d’un méandre se tenaient un moulin, un forge et quelques granges qui servaient pour le stockage des denrées. Ce quartier excentré produisait des farines à partir des céréales cultivées et des fruits à coque prélevés dans la forêt, de l’électricité pour alimenter une scierie, des métiers à tisser et d’autres machines dont Alex n’avait encore eu aucune idée, tant la vie du bourg semblait rurale et arriérée.
« — Ces bâtiments sont séparés du bourg pour plusieurs raisons : premièrement, ils se trouvent en aval, se qui garantit la pureté de notre eau de consommation ; deuxièmement, comme tu peux t’en rendre compte, ils font beaucoup de bruit : la roue à aube entraîne des meules mais aussi des turbines qui génèrent suffisamment d’énergie électrique pour alimenter tour à tour les machines-outils. L’avantage lorsqu’on travaille ensemble, c’est qu’on n’a pas besoin de tout en même temps. La répartition énergétique répond aux besoins réels de la commune, et non à un impératif de production : le seul marché, c’est l’Archipel.
— N’est-ce pas un peu autarcique comme approche ?
— Cela le serait si l’Archipel était uniquement ce village. Ici, nous avons la rivière, ailleurs ils ont le soleil, les fruits ou le poisson. L’Archipel est en fait un réseau libertaire de communautés qui suivent leurs propres règles. Les nôtres, ici, correspondent au rôle que nous nous sommes donné d’accueillir les réfugié·e·s, de servir de tête de pont au reste du réseau… »
Alex submergea Claire de questions, certaines auxquelles elle pouvait répondre, d’autres pour lesquelles elle renvoyait Alex à d’autres personnes pour les éclaircir. Ce qui frappait Alex, c’était l’équilibre entre une liberté totale des individus et une organisation sociale d’une étonnante complexité qui semblaient s’harmoniser au sein de l’Archipel. Comment une telle chose était possible ? Claire haussait les épaules en insistant sur le fait qu’une fois les dominations déconstruites, les implications de chacun·e au bien être de toustes devenait contagieux : chacun cherchait dans l’exercice de sa propre liberté le moyen de garantir et d’étendre la liberté d’autrui. Cela n’allait pas sans mal et parfois des caractères incompatibles et des approches concurrentes s’empêtraient : c’était le temps de tenter une expérience similaire dans d’autres conditions. Claire racontait comment une personne un peu trop entreprenante, qui avait pourtant conduit de nombreux travaux au début de la commune avait du s’exiler et fonder une autre communauté selon ses propres règles. Comme il avait des soutiens, l’île nouvelle existait encore, mais dans des conditions tout-à-fait différentes : située dans un centre urbain, elle était devenue un noeud du réseau planétaire qui animait les résistances : des paysans de La Via Campesina aux [antiesclavagistes], des Zapatistes du Chiapas aux rebelles Naxalites, elle alimente les réflexions et la transmission d’expériences, d’alertes et l’extension des réseaux de soutien à la lutte anticapitaliste internationale.
À SUIVRE.