Récit 3 Aucun retour possible

Continuing the discussion from On fait expresque!:

Ce récit me fait penser irrémédiablement à deux ouvrages d’Ursula K. Le Guin:

  • The Ones Who Walk Away From Omelas, nouvelle que nous avons amplement évoquée durant nos conversations et qui met en scène une utopie dont l’idéal repose sur la souffrance d’un enfant caché ; une image parfaitement claire de notre posture privilégiée dans un monde de domination cruelle ;
  • The Word for World is Forest, un roman qui met en scène une utopie pacifique envahie par un peuple belliqueux et cruel qui réduit sont peuple en esclavage, et la révolte de ce peuple qui choisit le recours (sans retour) à la violence contre son agresseur.

Si notre récit s’approche de la première, avec la mise en tension d’un idéal et d’un dilemme insoluble, il se différencie en ce qu’il ne place pas le bouc-émissaire au centre de l’histoire comme protagoniste-clé mais l’intrus ; ce faisant, il permet un renversement de perspective et une auto-critique de l’escapism ou de l’abandon de la lutte, ainsi que des limites de sa pratique. En ce sens, il se rapproche de ma réflexion sur Le C.L.O.D.O. 40 ans après, sous un autre angle (dont je ne sais pas s’il est perceptible hors de mon cerveau en ébullition…).

La seconde référence offre une autre prise sur le choix irréversible : se perdre pour se sauver…

Si la question est importante, est-elle cruciale ? Je vais tenter d’explorer ce point, car les perspectives sur la justice comparative peut être éludée par des choix de société, des solidarités, des fidélités et d’autres enjeux qui pourraient faire pencher la balance malgré cette « nature » ou la gravité du crime commis.


Voici ce que j’ai en tête pour l’instant :

  1. L’intrusion est détectée de loin : les sons voyagent vite dans la vallée et la vue est imprenable. Cela laisse le temps à une partie du groupe de discuter, et à l’un des membres d’annoncer que « ils sont venus pour moi ». Le fuyard évade la question de la nature du crime pendant la préparation de la fuite ; un compte-à-rebours commence.
  2. La police arrive et commence son enquête ; le groupe est méfiant ; la police dévoile peu à peu la gravité de la situation ; Les dissensions commencent à s’installer dans le groupe : que faire ? Qui croire et à qui faire confiance ?
  3. « On ne peut pas les laisser repartir. » « Et que veux-tu faire, les manger ? »

Il m’apparaît que la fuite (l’absence) du « criminel » permet de poser deux choses : la tactique de la fuite, déjà établie comme point de départ (ahaha) du groupe formant l’eutopie et donc une critique éventuelle de l’autarcie (mais je ne sais pas encore si le récit apportera cette option) ; et d’autre part le flou sur la nature du crime et donc un jeu sur la confiance, la solidarité, l’intégrité qui met en jeu l’eutopie elle-même—c’est en ce sens que je vois le lien avec The Word for World is Forest.

À ce propos voir aussi l’article en anglais sur les réponses à omelas: Omelas, Je T'Aime - Blood Knife

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Characters

  • Zoé / Circé : recherchée. Humble et obéissante, elle donne tout à la communauté. Quel est donc le crime qu’elle a commis ?
  • 1 flic (est-ce bien un flic ? Pourquoi pas un détective privé, un journaliste, un agresseur, un ancien amant ?) – Il représente l’attachement à
    l’existant, au status quo. Pourquoi vient-il jusqu’ici ?
  • une communauté eutopique. Un navire sur une montagne. – On pense immédiatement à l’Arche de Noé, yes ? C’est Obis[1], réalisé.

Lieux

l’Archipel – une eutopie

l’Arche : la maison communale, en forme de navire qui pointe sur un piton rocheux au sommet entre deux vallées (think Obis).

Inspirations

Ziusudra, in Mesopotamian Religion, rough counterpart to the biblical Noah as survivor of a god-sent flood. When the gods had decided to destroy
humanity with a flood, the god Enki (Akkadian Ea), who did not agree with the decree, revealed it to Ziusudra, a man well known for his humility
and obedience
. Ziusudra did as Enki commanded him and built a huge boat, in which he successfully rode out the flood. Afterward, he prostrated himself before the gods An (Anu) and Enlil (Bel), and, as a reward for living a godly life, Ziusudra was given immortality.

Utnapishtim, in the Babylonian Gilgamesh epic, survivor of a mythological flood whom Gilgamesh consults about the secret of immortality. Utnapishtim was the only man to escape death, since, having preserved human and animal life in the great boat he built, he and his wife were deified by the god Enlil. Utnapishtim directed Gilgamesh to a plant that would renew his youth, but the hero failed to return with it to his home city.

Pistes

Avant de lire ces pistes, je vous invite à lire les (futurs) extraits qui vont suivre. Car j’aimerais avoir votre avis de lect·eur·rice avant de les divulguer, et puis aussi parce qu’il vont définitivement gâcher le plaisir de la lecture.

nature du crime

A-t-elle seulement commis un crime ? S’est-elle échappée d’une situation ? Peut-être est-elle la fille d’un notable qui s’est enfuie ? A-t-elle assassiné quelqu’un ? Son violeur ? Est-ce important de dévoiler cette situation ?

super spoiler

Zoé ne s’enfuit pas : elle part dans la montagne à la recherche d’une plante rare pour soigner quelqu’un. Qui ? Quelle plante ? Comment le récit est-il tourné de manière à faire croire à une fuite ?


  1. un village existant, tellement beau… ↩︎

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excellent j’aime beaucoup le travail dans cette symbolique et les rafinements des caractères…

Qui est læ narrat·eur·rice ? Si c’est l’intrus, on dévoilera aisément ses intentions ; toutefois si c’est « l’Eutopie », un narrateur extérieur, on peut garder le doute sur l’ensemble des intentions. Ou bien est-ce la personne qui a besoin de l’aide de Zoé, auquel cas une option « paranoïaque » peut être activée. Je vais tenter plusieurs voies.

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Scène finale

non mais là c'est un VRAI spoiler, vous êtes prévenu·e·s

« - As-tu tué mon père ? » La question vint la fouetter comme la vague d’air froid qui accompagne le couperet du boucher s’abattant sur une carcasse. La bougie effleurait les ombres qui dansèrent soudain comme les fantômes d’une époque qu’elle croyait révolue. La vague déferla sur son dos en un frisson glacé, suffoquant. Les souvenirs remontèrent la hanter et les mots se bousculèrent dans son ventre, étreignant son cœur, râclant sa gorge. Une larme s’écrasa sur la poussière du meuble où elle s’appuyait des deux mains, le cou rentré dans la chair de poule de ses épaules perlées de sueur. Sa voix tarda à quitter sa gorge dans un souffle fluet, discrètement à l’abri sous la tempête de ses tempes. « - Oui… », fit-elle sans se retourner. Des larmes brûlantes troublaient déjà son regard quand elle se retourna avec lenteur pour lui faire face. Elle n’aperçut que le rideau qui retombait sur le pas de la porte comme retentissaient ceux alourdis de son neveu qui s’éloignaient pour toujours. Son corps s’effondra sous elle.

Il avait marché vite. Ou couru. Déjà la pointe rocheuse qui prolongeait l’Archipel comme la proue d’un navire dans l’incendie de l’aurore était dans son dos. Renon serrait tout ses muscles, ses mâchoires, ses poings, ses yeux plissés pour en extraire le jus salé, laisser sur place le souvenir de cette mémoire qu’il avait tant voulu éclaircir mais qu’il devait à présent oublier. Un long râle se fit entendre dans le berceau de la nuit. Le jeune homme s’immobilisa. Les échos s’estompèrent peu à peu, puis le silence revint. « Pardon Zoé » balbutia-t-il avant de reprendre sa marche vers un avenir moins radieux.

Ouverture

Sous la châleur accablante, Alexis marchait de plus en plus lourdement. Les lèvres sèches, iel s’approchait à l’oreille d’une source aux échos de fraîcheur. Sa bouche asoiffée s’y abreuvait déjà et son espoir s’attachait à ce qu’elle fut bien réelle car ses jambes rechigneraient bientôt à soutenir son corps éreinté par l’ascension. Parmi les chants d’oiseaux et les bruissements de branches, le flot continu d’une rivière se révéla et lui fit regagner de vigueur. Comme ses pas évoluaient silencieusement vers l’épanchement de sa soif, Alex crut entendre un soupir. Au détour d’un rocher qui lui masquait le chemin, le paysage sonore s’éclaira soudain : le reflet dans une eau limpide des rayons solaires l’éblouit ; et son corps buta contre un autre corps bien vivant. Sa vue s’ajusta avec peine sur une jeune femme qui se frottait l’épaule en fronçant les sourcils. Il se toisèrent un instant. Alex se gratta la tête : « Pardon… Bonjour… » parvint à articuler sa langue pâteuse. Elle esquissa un sourire. « Claire », répondit-elle en tendant la main. Mais le regard d’Alex était happé par la rivière. Contournant Claire Alex s’applatit dans le courant, buvant tout son soûl. Elle l’observait, amusée, étouffant un rire en se mordant la lèvre. Alex la considéra un instant d’un regard perçant et lui demanda pardon en invoquant la soif qui lui dévorait la gorge. « Claire », répéta-t-elle en levant un sourcil. Cette fois-ci, elle se campait bien droite, les mains fermement sur les hanches. Sa voix sonnait mais aucun écho ne la portait sous la canopée. Tendant la main en souriant en réponses : « Alexis… Alex. ». Elle la prit, l’évaluant de bas en haut tandis qu’ils échangeaient une poigne ferme et franche. Elle l’invita à la suivre et ils conversèrent jusqu’au village. Le cœur d’Alexis bondit lorsque, dans un arbre, apparurent des enfants au visage couvert de sang, dont les bras en dégoulinaient jusqu’aux coudes. Claire rit. Alexis se rendit vite compte que les garnements se gavaient de mûres juteuses et succulentes, et se hâta de les goûter sous leurs rires entendus. Alors qu’Alexis savourait avec extase ces délicieux fruits en incroyable abondance, une foule curieuse l’entoura bientôt qui l’observait en silence. Devant sa mine penaude, son visage et ses mains rougis de jus sucré, des pouffements s’élevèrent et contaminèrent l’assistance d’un fou-rire auquel Alexis se joignit de bon cœur, offrant à voir sa langue toute violette.

Alexis ne sut pas si la fête du soir lui était destinée ou si son arrivée coïncidait au bon moment. Personne ne l’interrogea. Le repas et les danses se poursuivirent tard dans la nuit, bien après qu’iel partît dormir d’un sommeil paisible dans la chambre qu’on lui avait indiquée. Lorsqu’Alexis ouvrit les yeux, le village était actif depuis longtemps. Le premier jour passa à reprendre des forces et découvrir les alentours.

  • Description de la vie locale…

L’Archipel avait été fondée vingt ans auparavant sur les ruines d’un village abandonné comme il y en a tant dans ces montagnes.

  • Fondation (Alexis se souvient de ses recontres, Claire et d’autres personnes accueillent et guident avec patience et enthousiasme)

Alexis repartit vers le village, espérant rencontrer sa tante Zoé. Malgré la taille du village, aucune trace de Zoé ; que des regards surpris et des sourires qui se donnaient bienveillants. Cependant un malaise sourdait. Un nuage passa qui coupa l’ardeur du soleil un moment, apportant une fraîcheur bienvenue et un léger frisson. Alexis regagna sa chambre. Quelqu’un y était. S’approchant discrètement, Alexis entra précipitamment pour surprendre l’intrus·e. La chambre était vide, les voiles légers flottaient à la fenêtre sous la brise estivale, son lit était fait, les fleurs changées. Alexis se jeta sous le lit pour vérifier son sac : rien n’avait bougé. Son carnet était toujours calé dans les plis de son chandail. L’apparence idyllique de ce lieu lui montait-elle à la tête ? Son attente devenait insupportable. Alexis fouilla dans ses affaires et en sortit une photographie un peu usée d’avoir trop été regardée, reflet d’un souvenir qui n’avait pas été vécu : sa mère au sourire si rare éclairait la pièce, son mari la dominait de sa prestance, « on sait de qui tu tiens » aurait dit sa tante en lui pinçant la joue. Sa soeur, haute comme trois pommes, pleine de lumière comme Alexis ne l’avait jamais connue, s’approchant de la caméra. Dans le miroir derrière eux, on pouvait distinguer comme un fantôme la stature de celle qui immortalisa cette fugacité de bonheur…

  • Retour de Zoé. Elle prépare sa potion pour Claire. Celle-ci va passer deux jours dans un état fiévreux. Zoé interroge Alexis.

  • Alexis annonce à l’Assemblée Permanente la situation qui l’amène. Iel a voyagé loin depuis la plaine jusqu’à la vallée car iel précède un convoi d’une centaine de personnes qui ont besoin d’un refuge.

  • Les fonctionnements de l’Archipel sont révélés à travers les arguments qui conduisent aux décisions de l’Assemblée.

  • Quelques scènes pour montrer encore l’eutopie en actes. Travail commun, fêtes et rituels.

  • Un plan sur 9 mois est mis en branle pour accueillir les arrivants, les nourrir et les loger, avant de leur construire une autonomie, une île dans l’Archipel.

  • On apprend que l’exode urbain… Le manifeste…

  • On apprend à s’intégrer à la vie montagnarde hors du système capitaliste

  • On apprend que l’Archipel est en fait un réseau de tels villages aux fonctionnements plus-ou-moins similaires, certains plus collectivistes, plus ruraux, d’autres plus urbains, mais toujours attachés à la chute du capitalisme par son ignorance : ou échapper à l’oppression par l’occupation contraire.

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C’est surprenant que le narrateur soit le policier mais du coup on se demande comment on va faire pour avoir les points de vue de la communauté.

Mais du coup d’après ce que je lis il y a des intrications relationnelles, on va parler d’histoires hommes femmes dans un milieu clos.

Oui, moi aussi cela me surprend d’autant plus que cela n’est pas le cas.

Une bonne nuit de sommeil sur nos conversations m’a fait retourner le récit : exit le flic, exit le viol, exit les petits secrets qui feraient de l’eutopie un Omelas. Non, Zoé n’a empoisonné personne et ne s’est pas échappée du monde. Non elle ne va pas chercher dans la montagne une plante pour un avortement de viol. Mais oui, elle va bien être absente un moment pour rechercher des plantes ou traquer des animaux. Son absence est importante pour la mise en relation du neveu avec le village, montrer son attente et son espérance d’une intercession de sa tante–imaginaire de la chefferie. Et puis, il n’est pas flic, son rapport à l’autorité est simplement celui du préjugé, de la personne extérieure qui présuppose des comportements et des hiérarchies. Lorsque sa tante reviendra de la montagne, ce silence jouera en sa défaveur pour certaines personnes, lorsqu’il s’agira d’évaluer la venue d’un groupe qui doublerait presque la population locale. Ce n’est pas qu’une question de logistique car il faudra passer l’hiver ensemble pour construire un autre village ou agrandir celui-ci. L’été apporte l’abondance de nourriture et cela ne poserait pas de problème d’accueillir un large groupe, mais c’est dans la durée que les choses deviennent problématiques : le choc des cultures, notamment, et le risque d’une dissolution de la force révolutionnaire dans une apathie destructrice de la communauté, etc. Mais à la fin l’eutopie peut s’étendre (par reproduction principalement, extension un peu). Cela pose sans doute le problème de la capacité des différents caractères à vivre ensemble. Voir endo-groupes, autarcie, autonomie, vivre-ensemble.

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Rituels

  • les femmes enceintes lors d’une festivité choisissent quatre personnes pour « être père » de l’enfant. L’auriculaire tient le rôle de l’écoute, elle reçoit les confidences. Etc. Ces personnes formeront le cercle intime de l’enfant. Le pouce est la mère. On danse beaucoup et on rit de bon coeur dans ces rituels d’alliance collective. Parfois le père ne fait pas partie de ce cercle : qu’il soit absent, inconnu ou mort, rejeté ou en rejet. Le père est collectif et inclus la mère. Le patriarcat se dissout dans l’exemple.

  • Le passage des rivières : le village est limité par deux rivières au nord, traversées par deux routes distinctes. La première à l’est traverse un torrent au passage d’un gué, contourne la pointe de la montagne puis longe l’autre rivière vers l’amont sans la traverser avant des jours de marche ; pour la seconde, au lieu de remonter la rive ouest, on la traverse, également à gué. Autant dire qu’au printemps à la fonte des neiges le village est relativement isolé. À l’ouest on va chercher des plantes, des champignons, du bois, des fruits dans la forêt… Et on s’enfonce dans une chaîne de montagnes. À l’est on va chercher les pierres et nager au lac en contrebas. Une petite ville existe bien plus bas dans la vallée, on s’y rend parfois pour le marché. Le passage de l’ouest est ritualisé pour « le passage à l’âge adulte » car c’est la limite qui leur est imposée jusqu`à ce qu’ils puissent être autonomes dans la montagne. Évidemment les garnements ne se gènent pas pour traverser la rivière et parfois même atteindre un sommet. Mais cela reste dangereux, et symbolise la capacité de l’enfant à participer aux travaux réguliers de la communauté.

  • Les repas sont souvent pris en commun dans l’Arche, cette maison circulaire au sud du village, avant le quartier troglodyte. Tout le monde participe aux repas à tour de rôle : rares sont celleux qui ne savent pas cuisiner. Toute la nourriture est locale, produite sur place par les habitant·e·s, et c’est délicieux. Les repas sont bien sûr un moment pour évoquer les affaires courantes et recruter des compagn·on·e·s d’activité le besoin échéant. Les équipes se forment et se déforment au gré des besoins et des discussions qui ressemblent plus à des invitations qu’à des débats : on décrit la structure du problème et les opérations pour y remédier, ainsi chacun·e peut décider en connaissance de cause de son engagement. Par exemple, on n’a pas pu finir la récolte sur le champ du mûrier, nous avons besoin de 3 personnes supplémentaires pour terminer avant la pluie. 5 personnes se proposent. L’équipe part terminer la moisson du champ et aux premières gouttes se dirige de nouveau vers l’Arche pour prendre des nouvelles, se rafraichir et écouter de la musique.

  • Lorsque quelqu’un arrive, on demande à un·e volontaire d’accompagner l’arrivant·e pendant quelques jours pour faciliter son intégration. Les deux personnes ne sont pas nécessairement ensemble en permanence, mais l’accompagnat·eur·rice sert de pont entre les questions et besoins de læ nouve·au·lle et la communauté, lui fait visiter les lieux et rencontrer d’autres personnes. Au troisième jour on demande à la personne d’exposer en Assemblée les raisons de sa venue et la nature de son intention. Alors on discute pour évaluer la demande. Dans certains cas, l’arrivant·e doit attendre les délibérations mais le plus souvent iel participe directement aux débats.

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Le premier jour passa à ce qu’il reprenne des forces et découvre les alentours.
Comme la plupart des maisons du bourg, sa chambre donnait sur la place centrale où se dressait l’Arche : une maison commune bâtie à partir des pierres récupérées de l’église en ruine qui se dressait jadis face à la pointe au sud, figure de proue du village, que les colons de l’Archipel avaient du extraire des ronciers et orties qui l’avaient envahies. Iels avaient exhumé un plateau propice à l’érection d’une grande bâtisse circulaire. La reconversion de la ruine en maison communale s’était faite naturellement : il en allait de la survie de toustes qu’il y ait un refuge central qui pourrait accueillir l’ensemble des habitant·e·s durant les hivers rudes et venteux ; elle servit de centre pour reconstruire le village. On n’y dormait plus, mais on y passait plusieurs fois par jour. Tout ici était pensé pour faciliter la vie collective. La place était entourée de maisons-dortoirs dont certaines restaient disponibles pour les voyageu·r·se·s. Au sud s’étendait « la Proue », un prolongement rocheux sur quelques centaines de mètres, dont la partie orientale avait été creusée pour abriter un réseau de maisons troglodytes propices à la conservation des aliments et des fermentations. Un tunnel permettait de faire remonter les denrées jusqu’à l’Arche pour les périodes hivernales où le temps maussade pouvait rendre les déplacements difficiles même à l’intérieur du village, et impossible au-delà des rivières qui formaient la limite septentrionale de l’Archipel.

À peine eut-il mis le pied dans l’Arche que Renon se sentit rasséréné : deux douzaines de personnes s’activaient par petits groupes, des espaces de repos accueillants jouxtaient une grande table au-dessus de laquelle se trouvait un large tableau exposant les besoins et messages de la cité. Comme il étudiait les tâches en cours, un homme âgé qu’il avait croisé la veille lui apporta une assiette de fruits et un verre d’eau. Ils échangèrent quelques nouvelles et Renon sut qu’il pourrait retrouver Claire au « Passage de l’Autre Monde ». Il prît son repas en repensant aux conversations de la veille avec le vieillard et d’autres qui étaient venu·e·s lui souhaiter la bienvenue et l’entretenir des habitudes et histoires locales. L’Arche constituait véritablement le coeur de l’activité de l’Archipel, où l’on préparait et partageait les repas—rares sont celleux qui ne savent cuisiner. Toute la nourriture est locale, produite sur place par les habitant·e·s, et c’est délicieux. Les repas sont bien sûr un moment pour évoquer les affaires courantes et recruter des compagn·on·e·s d’activité le besoin échéant. Les équipes se forment et se déforment au gré des besoins et des discussions qui ressemblent plus à des invitations qu’à des débats : on décrit la structure du problème et les opérations pour y remédier, ainsi chacun·e peut décider en connaissance de cause de son engagement. Renon lava son assiette et la mit à sécher avant de se saisir d’un sac et se mit en chemin vers « Les Terrasses » où il relaierait la demande des cuisines pour « davantage d’oignons s’il vous plaît » ; débarrassé de sa tâche il se dirigea plein ouest par un sentier raide qui le mena bientôt sous une arche d’arbres dont l’antiquité ne faisait aucun doute. Une fraîcheur bienvenue et un calme surprenants l’enveloppèrent alors qu’il traversait ce couloir naturel à l’aura magique. Il descendit quelques minutes sur la pente douce qui s’approchait doucement de la rivière dont il entendait à présent le courant tranquille. Au gué il trouva Claire et d’autres personnes qui étaient en pleine préparation. Il déposa le sac et chacun·e y piocha une pêche ou un abricot. Il s’enquit du nom de cet endroit et on lui en appris le sens. À l’ouest on va chercher des plantes, des champignons, du bois, des fruits dans la forêt… Et on s’enfonce dans une chaîne de montagnes. Ce passage est ritualisé pour « le passage à l’âge adulte » car c’est la limite qui imposée aux plus jeunes jusqu`à ce qu’ils puissent être autonomes dans la montagne. Évidemment les garnements ne se gènent pas pour traverser la rivière et parfois même atteindre un sommet. Mais cela reste dangereux, et symbolise la capacité de l’enfant à participer aux activités régulières de la communauté. Puis Claire accompagna Renon, chargé de fagots

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Dans le cadre de la transformation du récit, j’ai récrit l’ouverture en appliquant les changements suivants :

  1. Le personnage de l’intrus·e s’appelle à présent « Alexis », un nom épicène.
  2. Aucune description ne permet de déterminer son genre. C’est un exercice difficile car la répétition du prénom pour éviter il/elle ou les participes passés genrés ne facilite pas la fluidité de la lecture. Utiliser « iel » pourrait dans ce cas rétablir le flou, mais je me dis que læ lect·eur·rice aurait plus de facilité à s’identifier si l’ensemble de l’expression évite le genre. Qu’en pensez-vous ?

« — Bonsoir Alex, tu vas te coucher ? » Claire était accompagnée d’une femme dont les tresses blanches étaient irisées de fils de couleur qui brillaient à la lueur dansante des flammes.
« — Oui, cette journée m’a épuisé·e. Sans doute le contrecoup de mon voyage et du stress.
— Sans doute. Je dois te prévenir que demain matin, tu passeras devant l’Assemblée Permanente. Si tu le veux bien, Shana et ses aides viendront dès le réveil te préparer pour la cérémonie. Elles te choieront, te laveront et t’habilleront, est-ce que cela te convient ? »
Alex considéra Shana, toute emplie de douceur et perçut dans son regard une profondeur que la pénombre rendait plus opaque. Des rides joyeuses reliaient ses yeux espiègles à un sourire radieux. Alex lui fit face et la vieille lui tendit ses mains noueuses, en s’approchant d’un pas. Le contact chaleureux de ses mains sèches envahit Alex.
« — Sois tranquille, Alex », commença Shana, « il s’agit bien de prendre soin de ton corps pour t’apaiser et te rendre tout·e disponible et présent·e à la cérémonie. Mais si tu préfères, nous te laisserons te préparer seul·e. Qu’en dis-tu ? »
Alex ne pouvait s’empêcher de sentir une étrangeté dans le bien-être et la bienveillance qui émanaient de tous les êtres quit avaient croisé son chemin depuis son arrivée. Tout cela semblait trop beau pour être vrai. Pourtant, elle avait toute confiance en sa tante Zoé, l’une des fondatrices de l’Archipel. Et tout ce qu’iel voyait confirmait son intuition de placer entre les mains de l’Archipel le destin des personnes qui avaient choisies de l’accompagner. Alex caressa de ses pouces le dos des mains de Shana et lui répondit calmement : « Je suis venu·e ici me reposer entre vos mains, alors oui, j’accepte votre soin avec bonheur. »

Des grondements s’insinuèrent peu à peu dans son sommeil, jusqu’à læ réveiller en sursaut. Plusieurs personnes étaient déjà autour du lit et son cœur se mit à battre au rythme des tambours qui résonnaient à travers les murs et jusque dans son crâne tout endormi. Un enfant sauta sur le lit en lui offrant un abricot qu’Alex prit machinalement. Autour, les sourires bienveillants l’apaisèrent et iel croqua dans le fruit délicieux. Sans une parole, Shana l’invita à se lever et s’immerger dans le bain fumant qui avait été préparé dans la pièce. L’eau chaude et parfumée lui ôta toute résistance et Alex plongea bientôt dans une léthargie qui lui fit douter de son réveil. Des mains coururent sur son corps nu et lui procurèrent un étrange sentiment de bien-être. On lui passa des éponges douces sur tout le corps, on lui lava les cheveux, et sa tête ronronna, caressée d’une langueur onirique, bientôt une transe. L’enfant sautait sur le lit en gloussant, des regards entendus s’échangeaient et un chant comme une berceuse montait des gorges souples des sirènes qui læ submergeaient de bonheur. Un saut d’eau froide læ fit sursauter et se dresser d’un coup dans le baquet, tout-à-fait alerte. L’enfant rit de plus belle. Une serviette l’enveloppa de sa douceur. Toujours subjuguée par les mains qui conduisaient son corps, Alex sortit du bain, s’assit dans un fauteuil de bois d’orme qui grinça sous son poids, tandis qu’on lui frottait énergiquement les membres pour les sécher. Dix mains s’occupaient d’apprêter ce corps qui ne lui appartenait déjà plus. Elles massaient ses mains et ses bras, ses pieds et ses jambes, ses épaules, son dos, son ventre et son visage. Alex retomba dans une torpeur heureuse. Elles huilèrent son corps, coiffèrent ses cheveux et l’habillèrent d’une robe simple de chanvre fin immaculé. Elles læ couronnèrent enfin de fleurs dont le parfum subtil finit de læ transporter. Lorsque, debout, Alex ouvrit les yeux comme les mains avaient disparues, iel se trouva face à un miroir qui lui renvoya l’image apaisée d’un être lumineux et séduisant dont iel eut peine à reconnaître les traits. Seul l’enfant restait dans la pièce. Il lui sourit et sortit en l’invitant du regard à le suivre. Toujours flottant·e, Alex sortit de la chambre et sentit les rayons chauds du soleil sur sa peau. Les tambours s’intensifiaient et l’enfant se digireait vers l’entrée de l’Arche. Alex le rejoint d’un pas léger et entra dans la grande maison communale. Le silence se fit.

Alex attendit que ses yeux s’habituent à la pénombre après l’éblouissement du soleil déjà haut. Dans la fraîcheur de l’Arche, une foule immense attendait sa venue. Pas même les enfants n’émettaient un bruit. La foule était alignée sur plusieurs rangs le long du mur d’enceinte. Son ombre longue portait la lumière du jour jusqu’au centre de l’Arche où elle se fondait dans un disque de lumière aveuglante qui frappait le sol. Son regard fit le tour de l’assistance et se figea face à elle, au-delà du puits de lumière, sur une créature au long cou qu’il lui était difficile de distinguer. « Approche, viens dans le cercle » résonna une voix qui semblait venir de l’Arche même. Alex marcha sur son ombre jusqu’au centre du cercle, la tête toujours caressée d’un agréable ronronnement. Iel pénétra avec appréhension dans le puits de lumière. À présent se tenait au centre de l’Arche un être resplendissant dans son habit simple, rayonnant sous sa couronne de fleurs, puissance du jour au cœur de l’Assemblée d’ombres. Ses yeux s’ajustèrent au contraste plus intense. Son ombre restait faiblement portée par l’entrée derrière elle et s’allongeait lassement jusqu’au large trône de racines et de branches entrelacées qui lui faisait face. Y siégeait un être d’apparence surnaturelle : immobile, son immense corps disparaissait sous une complexe cascade de tissus, de branches et de mousse qui se confondait avec le trône ; il était coiffé d’une tour de crânes humains. Alex échappa un souffle qui vint s’écraser sur la voute de l’Arche. « Nous te voyons et nous t’accueillons. Pourquoi viens-tu à nous ? » continua la voix caverneuse de la voûte. Alex chercha des regards alentour mais n’en trouva point : que des silhouettes parmi les ombres. « Bonjour » esquissa Alex pour prendre de l’assurance. « Je vous remercie de votre surprenant accueil. » Une rumeur d’approbation s’éleva dans l’assistance. La créature sur le trône ne broncha pas. À ses pieds, une cour d’enfants observait attentivement Alex. Parmi eux se trouvaient quelques-un avec qui iel avait partagé les mûres à son arrivée. À la fois rasséréné·e et soucieu·x·se, Alex reprit une inspiration. « Je viens chercher conseil et refuge auprès de ma tante, ma tante Zoé. Es-tu là ? » L’écho de sa voix mourut dans le cri de crécelle d’un corbeau qui survolait l’Arche ; son ombre barra un instant le visage d’Alex.
« — Elle n’est pas là. Nous savons qui tu es, Alexis. Vas-tu nous dire ce qui t’amène ?
— Je ne suis pas seul·e. Je viens annoncer l’arrivée imminente d’un convoi de réfugié·e·s de la ville.
— Combien ?
— Une centaine.
— Nous les accueillerons. »
La salle était restée silencieuse. Une clochette retentit. L’un des enfants assis devant le trône se leva, porteur d’un bâton finement sculpté et s’avança lentement vers Alex, dans le cercle de lumière. Le silence régnait dans la grande salle. Une personne se leva, puis trois. L’enfant se dirigea vers l’une d’entre elles et fit passer le bâton parmi les gens. Lorsqu’il parvint à destination, la personne prit la parole.
« — L’Archipel va devoir se préparer à l’accueil. D’ici trois jours notre poulation va tripler. L’Assemblée Permanente ne pourra pas siéger pour autant de monde. Nous devrons adapter notre coutume. Alex, sais-tu nous décrire ce convoi : d’où venez-vous, pourquoi avez-vous choisi de venir ici, qu’attendez-vous de l’Archipel ? » Elle se rassit. Le bâton revient vers l’enfant qui le rapporta à Alex et lui tendit. Elle le prit. Sa légèreté était surprenante et ses doigts pouvaient sentir les détails de son raffinement. Il s’agissait là d’un ouvrage précieux empli d’une solennité et d’une histoire qui tranchaient avec celle, relativement courte, de l’Archipel. Le bâton de parole lui inspira confiance. Tout confirmait sa décision de venir ici.
« — Je remercie l’Archipel de sa générosité. Je connais bien peu vos coutumes et je vais tenter de répondre à vos questions au mieux de ma connaissance. La situation en ville est devenue intenable pour de nombreuses personnes. Celleux qui ne sont pas intégré·e·s dans les rouages de la société capitaliste subissent une répression grandissante. Iels sont sujet·te·s à une campagne de dénigrement qui a polarisé les masses contre tout ce qui n’est pas conforme à la norme édictée par le gouvernement. L’aggravement de la sécheresse et le renforcement des lois réactionnaires contre la société a terminé de disloquer ce qui restait d’entraide en ville. Tous les prétextes sont bons pour que l’appareil de répression de l’État s’abatte sur les plus vulnérables. Un exode urbain est en cours pour celleux qui ont le privilège de pouvoir s’extraire de la capitale et des grandes villes. Notre groupe vient de Toulouse où la chaleur écrasante et la détérioration rapide des conditions de vie en marge de la société ont forcé des milliers de personnes à s’en échapper en quête d’une vie plus saine. Nombreu·x·ses sont celleux qui ont fui à la campagne dans l’espoir d’échapper à un nouveau confinement annoncé. Certain·e·s se réfugient dans les campagnes environnantes mais elles sont vite saturées et beaucoup doivent marcher longtemps avant de trouver un refuge accueillant. C’est grâce à ma tante Zoé que j’ai entendu parler de l’Archipel et lorsque j’ai lu l’appel lancé par le biais des réseaux libertaires, j’ai su qu’il nous fallait tenter notre chance et venir jusqu’ici. Notre convoi comporte une vingtaine de familles avec des enfants de 3 à 15 ans, des vieillards et des infirmes, ainsi que de personnes dites “en réinsertion”. Notre groupe est varié et vulnérable. Certain·e·s ne parlent pas notre langue et d’autres ont des difficultés à vivre ensemble. J’espérai trouver ici de quoi les conforter, de quoi faire corps avec d’autres horizons que la répression ou l’enfermement. » Alex baissa les yeux vers l’enfant qui la regardait avec assiduité. Elle lui tendit le bâton d’un geste fébrile ; il le saisit avec déférence et se dirigea vers une autre personne debout dans l’assistance.
« — Tu as bien fait de venir », commença le porteur du bâton, « merci d’avoir répondu à notre appel. Ta tante Zoé nous est chère et elle sera là bientôt. Elle nous a parlé de toi, même si c’est d’un·e enfant qu’elle a parlé. Ce que tu décris nous engage dans une épreuve qui mettra en jeu la puissance de notre solidarité. Mais je n’ai aucune crainte : l’Archipel est prêt. Nous savions que le temps viendrait d’affronter cette épreuve. Tes compagn·e·on·s trouveront le refuge qu’iels cherchent. » Il reposa le bâton. Un autre se leva, mais se rassit immédiatement, agité. Le bâtonnier passa la parole.
« — S’il est vrai que l’Archipel est prêt, nous n’avons jamais connu d’immigration de cette ampleur. Notre village ne pourra pas absorber tout ce monde. Aussi nous devons prévoir la reliance d’une nouvelle île. Un corps devra partir rapidement pour avancer les travaux qui permettront d’accueillir une partie des réfugié·e·s dès le printemps prochain. Passer l’hiver ici ensemble posera peu de problème logistique, mais comment notre culture survivra-t-elle ? » Il se rassit tandis qu’un murmure accompagnait le bâton vers la personne suivante. Un tintement de clochette mit fin au brouhaha. Quelques personnes s’étaient éclipsées de la maison, sans doute pour vaquer à leurs occupations, peut-être pour prévenir les absent·e·s ou faire quelques préparatifs selon un plan pré-établi, pensa Alex.
« — Notre culture ne survivra pas. », annonça avec calme et fermeté la femme qui portait à présent le bâton de parole, en laissant un silence appuyer sa sentence. « Mais elle se transformera au contact de l’étranger, comme elle l’a toujours fait. Nous savons bien à quoi nous en tenir et cette fois-ci ne sera pas différente. Ou plutôt si : tes compagn·e·on·s, Alex, arrivent, comme toi, à un moment particulier de la vie de notre commune. La période de l’Assemblée Permanente correspond à un moment politique spécifique de notre vie, teintée des rituels et des fêtes qui nous permettent de renforcer les liens de solidarité tout en accomplissant les travaux ardus et nécessaires aux champs et ailleurs afin de garantir notre prospérité. Nous ne pourrons pas, pour elleux, imposer comme nous le faisons pour toi l’ensemble du decorum rituel qui accompagne cette période. Elle sera pour toustes confuse, tant pour nous qui la vivons annuellement que pour elleux qui la découvriront. Ainsi il serait bon que nos rituels soient explicités afin que le peuple d’Alex nous perçoive tel·le·s que nous sommes tout au long du reste de l’année, au risque d’atténuer les effets psychomagiques de nos rituels en les décrivant plutôt qu’en les vivant pleinement. Oui, je pense au risque du détachement de l’observat·eur·rice, sinon comment intégrer autant de gens sans une incompréhension insurmontable ? »
Il restait une personne debout. Deux autres se levèrent, puis trois encore. Alex sentait bien la tension qui se révélait à présent derrière le masque soudain levé du rituel. La créature sur le trône se leva à son tour. Sa cour d’enfants s’écarta pour la laisser passer. Alex admirait, comme elle descendait les deux marches vers le sol de poussière de l’Arche, l’équilibre des crânes sur sa tête, et les cornes de l’un d’entre eux, crâne de bélier au milieu de crânes humains, tous ornés de figures en volutes qui les rendait mouvants. Alex vit une goutte de sueur couler sur le visage noirci du porteur de cette improbable couronne, témoin de l’effort pour en porter le poids. Le bâtonnier rejoint la créature et la suivit. Lorsqu’elle lui apparut de profil, Alex comprit que si la « couronne » était lourde, elle reposait en fait sur une armature de bois et de cuir, stable sur les épaules du porteur. Ce roi muet, engoncé sous la pile des ancêtres et des esprits de la montagne, vêtu de bois et de mousses, accompagné de sa cour d’enfants, lui apparut soudain comme le symbole d’une continuité supposée, le fantôme d’une autorité patriarcale à présent dénuée de tout pouvoir, sinon celui du respect silencieux de chaque individu libre à la communauté idéale qu’ils choisissaient de reconduire par leurs efforts consensuels, par leurs rites néo-païens, par leur abnégation au rêve que l’Archipel portait de sortir du capitalisme sans s’opposer à lui autrement qu’en inventant des mondes hors de son influence mortifère. Le « roi » parti, la foule se dispersa en de nombreuses discussions, des visages enthousiastes répondaient à d’autres soucieux, on passa féliciter Alex, l’encourager. Claire l’embrassa en læ serrant contre son gros ventre et l’invita à se promener avec elle. Les enfants, à présent relevés de la discipline rituelle, couraient autour d’Alex et s’élançaient sur les chemins du village en riant et en chantant. La musique reprit bientôt, car l’Archipel dansait tout l’été. Les danses migraient, qui vers un champ, qui vers la rivière, et toustes riaient en reprenant leurs tâches, cependant que chacun·e pensait également à ce qu’il y aurait à faire lorsque bientôt arriverait le convoi. Alex observa avec soulagement des cavaliers chargés d’outres pleines qui s’élançaient sur le chemin qui l’avait amené jusque là trois jours auparavant. Le chaos apparent cachait bien une commune rompue à l’accueil et à la solidarité.
Claire dévala le sentier qui menait à la rivière tandis que des enfants volaient dans le vide par un téléphérique de fortune installé là. La jeune femme l’appela à la rejoindre et les deux cheminèrent au-delà du gué pour semer les enfants qui brûlaient d’accaparer l’attention d’Alex. Comme ils faisaient mine de traverser, Claire fit mine de les gronder : « — Eh bien, voulez-vous donc que j’appelle les Grelots ? Retournez vite de l’autre côté avant qu’ils ne vous mettent à l’Ombre. » Après des complaintes d’usage, devant la moue amusée de Claire, ils finirent par rebrousser chemin la tête basse, puis partirent à rire en se lançant des défis. Alex les regarda s’éloigner. Sa confusion grandissait avec chaque événement, et ses questions s’accumulaient comme les feuilles sur les pierres du gué.

« — Depuis ce matin, je ne sais pas si je suis éveillé·e. » lâcha Alex, emboîtant le pas de Claire dans les sous-bois qui jouxtaient la rivière. Claire s’en amusa.
« — Ne t’inquiètes pas, tu es bien ici-et-maintenant, en éveil. » Elle se retourna, le visage illuminé : « Alors », dit-elle, « comment c’était ce réveil ? » Elle n’attendit pas la réponse. « Je ne l’ai jamais vécu, mais avec mon ventre… Iels me préparerons comme toi très bientôt, pour la cérémonie. » « — La cérémonie ? », interrogea Alex avec appréhension.
« — Oh, rien à voir avec celle-ci. C’est la “cérémonie du père”. Lorsque l’une de nous attend un enfant, elle choisit parmi les habitant·e·s de la communauté quatre personnes qui deviendront avec elle “le père” de l’enfant.
— Ton enfant n’a pas de père ?
— Si bien sûr, mais chez nous “le père” est un rôle collectif. En fait, tous les enfants sont nos enfants à toustes, quelle que soit notre relation biologique. Chaque adulte de l’Archipel est responsable de tous les enfants. La cérémonie du père, c’est pour choisir celleux qui accompagneront la mère et l’enfant dans leur apprentissage. Ce sont les personnes proches de la mère, les personnes qu’on apprécie particulièrement, avec qui on aime passer du temps, ou bien des personnes qu’on admire ou dont on aimerait qu’ils servent de modèle à notre enfant. Au lieu du seul père biologique, qui reproduirait la forme hétéronormée du couple et donc le modèle patriarcal que nous avons rejeté, nous formons “une main” : l’auriculaire symbolise la sagesse, c’est plutôt la personne confidente, qui va savoir nous écouter. C’est là un choix important, c’est souvent un·e ami·e ou une femme âgée, elle-même mère. Mais cela peut également être toute autre personne en qui tu as une grande confiance. L’annulaire est souvent une personne que tu connais bien et qui va t’accompagner tout au long de ta vie dans l’intimité. Le majeur c’est une personne avec qui tu as une relation de désir charnel, ou qui est bonne conseillère dans ces rapports, qui te connaît bien, peut-être ta meilleure copine ou un·e ancien·ne amant·e qui connaît tes goûts et tes pratiques sexuelles et qui saura t’éviter des mauvais pas : un·e bon·ne juge du caractère. L’index, c’est læ garant·e d’une bonne vie sociale, on choisit là souvent une personne expérimentée, pas nécessairement âgée, mais en position de te renvoyer vers la bonne personne si le besoin s’en fait sentir. Chaque doigt est une reconnaissance par la mère de ces qualités chez l’autre pour elle-même, une marque d’admiration et de confiance, et aussi une invitation à la personne choisie d’accompagner l’évolution de l’enfant, d’être proche de lui.
— Et le pouce ?
— C’est moi ! C’est la mère qui forme la cinquième personne du “père”.
— Et le père biologique ?
— Je ne le connais pas, glousse-t-elle. Parfois il est le majeur, ou un autre doigt, parfois il ne fait pas partie de la main.
— N’est-ce pas dur pour lui dans ce cas ?
— Oh, tu sais, les couples qui s’aiment forment souvent une main. Lorsqu’ils ne le font pas, chacun·e sait pourquoi. Et dans mon cas, je ne suis pas sûre de qui est le père, alors…
— Et n’est-ce pas enfermer la femme dans son rôle de mère que d’en faire le pouce ?
— Oh, non, ce n’est pas systématique : certaines femmes qui n’ont pas la fibre maternelle renoncent à être le pouce de la main de leur enfant. Dans ce cas, elles annoncent à la communauté qu’elles ne prendront pas le rôle attendu d’une mère. Parce qu’elles sont trop jeunes, pas prêtes, indifférentes, violentées ou…
— Violentées ? Ici !
— Pas vraiment. L’Archipel travaille beaucoup sur le consentement et la déconstruction du masculinisme. Mais je connais une femme qui est arrivée ici enceinte à la suite d’un viol. Elle refusait d’avorter, mais rejetait également l’enfant né de cette union. Tu sais, tout n’est pas rose ici : on essaie, on travaille beaucoup, on remet en question les choses en permanence. C’est un peu cela le sens de l’Assemblée Permanente : on n’est pas collé·e·s en réunion tout le temps, mais nous travaillons toustes sur la déconstruction de toustes les dominations. Nous apprenons ensemble. »
Le bruit de leurs pas occupa la suite de la conversation un moment. Chacun.e était perdu·e dans ses pensées. Lorsqu’Alex releva les yeux vers Claire, elle reconnut la mine interrogative et curieuse avec laquelle elle avait posé sa question sur le rituel de purification.
« — Ce matin était magique, » reprit Alex, « je me suis proprement fait enlever mon corps. Ou de mon corps. Je me sentais en confiance en empli·e de curiosité. Et puis, quelle douceur… J’en suis encore tout imprégné·e.
— Si tu avais eu la moindre réaction de malaise, tu aurais échappé·e au rituel. Dans une période normale, la convocation se fait oralement : je serais venue te chercher, je t’aurais expliqué ce qui allait se passer et tu aurais pénétré l’enceinte de l’Arche en connaissance de cause.
— Mais alors, pourquoi toute cette mise en scène surréaliste ?
— La période de l’Assemblée Permanente est un peu comme un festival qui nous permet de renouer avec nos convictions politiques libertaires. Nous mettons en scène tout ce qui nous relie, tout ce que nous avons rejeté et laissé derrière nous. Cela nous permet de ne pas oublier que l’autorité n’est pas un substitut au respect de la différence et que la liberté comprend la solidarité et la responsabilité. »

Leur conversation les amena à des bâtiments dont Alex n’avait pas soupçconné l’existence. Iels avaient suivi la rivière en aval du bourg et au détour d’un méandre se tenaient un moulin, un forge et quelques granges qui servaient pour le stockage des denrées. Ce quartier excentré produisait des farines à partir des céréales cultivées et des fruits à coque prélevés dans la forêt, de l’électricité pour alimenter une scierie, des métiers à tisser et d’autres machines dont Alex n’avait encore eu aucune idée, tant la vie du bourg semblait rurale et arriérée.

« — Ces bâtiments sont séparés du bourg pour plusieurs raisons : premièrement, ils se trouvent en aval, se qui garantit la pureté de notre eau de consommation ; deuxièmement, comme tu peux t’en rendre compte, ils font beaucoup de bruit : la roue à aube entraîne des meules mais aussi des turbines qui génèrent suffisamment d’énergie électrique pour alimenter tour à tour les machines-outils. L’avantage lorsqu’on travaille ensemble, c’est qu’on n’a pas besoin de tout en même temps. La répartition énergétique répond aux besoins réels de la commune, et non à un impératif de production : le seul marché, c’est l’Archipel.
— N’est-ce pas un peu autarcique comme approche ?
— Cela le serait si l’Archipel était uniquement ce village. Ici, nous avons la rivière, ailleurs ils ont le soleil, les fruits ou le poisson. L’Archipel est en fait un réseau libertaire de communautés qui suivent leurs propres règles. Les nôtres, ici, correspondent au rôle que nous nous sommes donné d’accueillir les réfugié·e·s, de servir de tête de pont au reste du réseau… »
Alex submergea Claire de questions, certaines auxquelles elle pouvait répondre, d’autres pour lesquelles elle renvoyait Alex à d’autres personnes pour les éclaircir. Ce qui frappait Alex, c’était l’équilibre entre une liberté totale des individus et une organisation sociale d’une étonnante complexité qui semblaient s’harmoniser au sein de l’Archipel. Comment une telle chose était possible ? Claire haussait les épaules en insistant sur le fait qu’une fois les dominations déconstruites, les implications de chacun·e au bien être de toustes devenait contagieux : chacun cherchait dans l’exercice de sa propre liberté le moyen de garantir et d’étendre la liberté d’autrui. Cela n’allait pas sans mal et parfois des caractères incompatibles et des approches concurrentes s’empêtraient : c’était le temps de tenter une expérience similaire dans d’autres conditions. Claire racontait comment une personne un peu trop entreprenante, qui avait pourtant conduit de nombreux travaux au début de la commune avait du s’exiler et fonder une autre communauté selon ses propres règles. Comme il avait des soutiens, l’île nouvelle existait encore, mais dans des conditions tout-à-fait différentes : située dans un centre urbain, elle était devenue un noeud du réseau planétaire qui animait les résistances : des paysans de La Via Campesina aux [antiesclavagistes], des Zapatistes du Chiapas aux rebelles Naxalites, elle alimente les réflexions et la transmission d’expériences, d’alertes et l’extension des réseaux de soutien à la lutte anticapitaliste internationale.

À SUIVRE.

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J’ai quelques points à reprendre dans ce texte… Notamment suite à la discussion que nous avons menée avec @lula lorsque je l’ai conduite à son point de départ pour sa prochaine étape. :heart:

Un autre premier jet qui a certains passages maladroits, d’autres à développer et qui se fusionnera avec d’autres déjà écrits. Attention, le point de vue masculin commence à poindre, et il n’est pas beau à voir.

Aucun retour possible

L’Anarchipel n’avait pas attendu la fin du monde pour la dépasser. L’Apocalypse, c’est d’abord une révélation. Et la révélation, pour les Anarches, prenait la forme d’une invention constante des relations humaines qui en élimineraient tous les rapports de pouvoir. Il ne s’agissait pas d’un idéal mais de la réalisation concrète, ici et maintenant, du démantèlement de processus qui se voulaient éternels : le patriarcat, l’État et son état de guerre permanent contre une société, une autre, ou la sienne propre, le racisme, l’esclavage, la supériorité supposée–surtout imposée–d’un groupe humain sur un autre, du groupe humain sur le vivant, le non-vivant, l’inerte et l’idée, l’existence même de « groupe » : abstraction réductionniste de la complexité de l’inspace. Un tâche vouée à l’échec qui pourtant se donnait au monde en actes. L’Anarchipel tenait son nom d’un simple constat : l’eutopie dont il se réclamait n’aurait pas une forme pré-déterminée. Elle serait multiple, elle devait l’être, pour accommoder à la fois la disparité des modes d’existence qu’elle portait, l’incommensurabilité de son devenir et pour conjurer toute émergence des modèles caduques de toutes les dominations qui existaient par ailleurs. Sa force, et ce à quoi elle devait son existence, résidait dans l’acceptation complète de son imperfection et dans l’infinité de la tâche à accomplir—ou à défaire. Tous les universaux fondaient à son contact. Même les plus violents, les plus récalcitrants ou les plus virulents roulaient sous la déferlante douce de ses marées incessantes pour finir en grains insignifiants sur ses plages. Rien n’était rose dans l’Anarchipel et pourtant les saisons s’y succédaient, malgré leur instabilité croissante, dans la conscience de ses propres limites. Hors de la normalité, déjà perdue à jamais mais qui continuait cependant à clâmer son éternité sur les écrans toujours plus nombreux de l’illusion capitaliste, se jouait non pas la fin du monde, ou d’un monde, mais l’élaboration d’autres mondes. Ici, le bannissement était « peine capitale » : et la menace de replonger dans la suffocante tornade de la normalité cosmopolite suffisait à porter tous les cœurs meurtris dans un élan exosocial. Il finirait bien par ronger le simulacre de la société dominante. Lorsqu’elle finirait par s’effondrer, que ses réseaux imprenables montreraient leur chétivité, que l’affolement s’imposerait à son monde du peu qu’il lui reste à vivre, qu’alors elle montrerait les dents et grifferait tout autour d’elle, en elle, une société nouvelle saurait résister aux derniers assauts du monstre moribond. Personne ne se faisait d’illusion sur la violence à venir : si les États tombaient, leurs armées prendraient le relais, des mercenaires rôderaient partout et tenteraient d’imposer leur pouvoir par la violence. Mais il leur faudrait manger, dormir, les munitions viendraient à manquer. Leurs assauts disparaitraient avec eux. L’état du monde laissait bien peu d’espoir. Après Dieu, la pureté était morte et son cadavre de plastique putride était partout : dans l’air, dans l’eau, dans les aliments, dans les
urines et dans le sang même des enfants à naître. Survivre à cela prendrait de nombreuses générations, dégénérations et régénérations. Les invisibles : bactéries, virus et champignons, seraient nos allié·e·s et nos ennemi·e·s. Nous osions espérer, sans doute pour conjurer la sixième extinction, que nous saurions passer au travers, que si notre espèce passait ce siècle, ce serait grâce à une intelligence collective qui aurait su éliminer les germes autodestructeurs semés par nos ancêtres, cultivés par l’hubris de nos parents, maintenus par notre manque d’imagination, notre lâcheté, notre conformité. Dans l’Anarchipel, le normal, c’est le pathologique. Et c’est là notre point de départ.

Une vie indolente en harmonie avec la nature est incomparable avec une vie indolente issue d’un privilège. Certes, je n’avais pas choisi d’être né mâle, blanc, européen et bourgeois. Mais j’étais né intelligent et il me fallut près d’un demi-siècle pour mettre les mots sur ce malaise qui me nouait la gorge. Ma vie fut par trop facile pour saisir l’étendue de mon pouvoir. Le peu de brimades que j’avais subies répondaient à l’insolente facilité avec laquelle je me fondais dans le monde. Rien à voir avec ce que subissent chaque jour les milliards d’êtres qui, pourtant, ont également un corps, un cœur, une intelligence. Tout autour de moi semblait dire : « tu es le roi ». Mais de ce privilège, je n’en voulais pas. Rien ne pouvait me le retirer. Ni l’impossibilité de rire sans pænser aux opprimé·e·s, ni mon dégoût des hommes et de leurs regards immondes sur les femmes, ni ma propre impuissance à m’en dégager. Si je n’avais grandi dans les jupes des femmes, hanté les cuisines et les forêts avant de hanter les routes et les squats, jamais je n’aurais pu supporter ce corps qui partout criait : « je suis le roi ». Dans le regard des autres, je resterais à jamais la figure de l’oppresseur. Lorsque je perdis mon dernier amour, je n’eus d’autre choix que de détruire ce monde.

J’errai d’abord sans espoir dans les montagnes qui, je le savais bien, pourraient m’engloutir et me recracher comme rien. Mais elles m’accueillirent. Au détour d’un torrent, les ruines d’un village millénaire s’offrirent à moi. J’y survécus quelques mois, sans personne à faire souffrir que moi-même. Je vivais en silence de baies, de racines, de poissons, de fruits sauvages, comme un animal, évitant tout contact humain. Peu à peu, la vie m’accorda sa clémence. Je commençai à défricher les ruines, reconstruire une maison, cultiver un jardin.
J’entrepris de démonter ce qui restait d’une église antique pour construire, pierre par pierre, ce qui deviendrait l’Arche. J’imaginais toute une vie autour de moi, des rires d’enfants, des ritournelles, des danses. Je fabriquai des instruments de musique dont je ne savais pas jouer. Un an passa, puis deux. Je commençais à bien connaître les environs, à éviter mes congénères tout en poursuivant mon labeur impossible. Mon cœur, peu à peu, reprenait vie, le village grandissait, mais j’ignorais toujours qui pourrait bien l’habiter. Le soir, dans la salle commune sans toit, je conversais avec mes fantômes. Nous inventions des histoires, des manières de faire. Nous nous engueulions et je replongeais dans ma souffrance débile. Alors je m’éloignais du village, dans la montagne, où je construisais encore, à l’abri des fantômes. Mais iels me rejoignaient toujours. Ils insistaient qu’iels ne pouvaient vivre sans moi, alors nous nous asseyions sous les étoiles à élaborer des résolutions. Je revenais au village, reprenais les cultures, creusai la pierre pour préparer le stockage des grains, des châtaignes, des glands pour l’hiver. Nous nous inventions des coutumes. Je pleurais mon amour perdue, mon humanité perdue. Je me préparais à accueillir le monde perdu, les perdu·e·s du monde. Nous vivrions ensemble, meurtri·e·s mais vivants.

Un jour que mes fantômes m’avaient chassés du village pour un autre accès de colère, ils ne vinrent plus. C’était l’été. L’équinoxe approchait. Mais personne ne venait plus pour moi. J’avais pleuré toutes mes larmes, mon corps asséché était avachi sur mon propre sort comme une serpillière abandonnée. Une chauve-souris châhutait autour de mon être blessé à mort par ma propre lâcheté. Ses cris me firent constater combien mon corps, pourtant affaissé comme celui d’un vieillard abattu, était encore puissant. Je me regardai là, recroquevillé près du feu, par les petits yeux aveugles de la frêle pipistrelle. Je me révoltai. Quelle honte de me constater ainsi en pleine force et si faible. Si le village devait accueillir du monde, qu’il soit vivant ! Au diable mes fantômes. Pour la première fois depuis des années, je repris la parole pour remercier le mammifère volant qui m’avait sorti de ma torpeur autodestructrice. Je pris le chemin du village dans le noir tant je connaissais bien la montagne. Lorsque j’arrivai chez moi aux premières lueurs de l’aube, vibrant d’une nouvelle flamme, j’y trouvai, endormis, quelques corps, plutôt jeunes, dont certains portaient des tatouages dont je pus reconnaître quelques symboles : un bracelet de guerrier, une ankh, un Ⓐ cerclé sous une gourmette marquée « Zoé ». Leurs chaussures de montagne étaient posées à leurs pieds, proches du feu mourant qui avait du abriter leur veillée. Quelques instruments de ma facture reposaient près d’eux et je pouvais imaginer leurs chants. Je secouai la tête afin de chasser ces images dont je craignais qu’elles ne m’emportent de nouveau dans le monde fantomatique qui m’avait finalement rejeté sur la terre de ces vivants. Je réalisai soudain que je devrais les accueillir, les chérir, afin qu’iels ne me fuient pas comme tous les autres avant, avant que je n’eus fui tout contact pendant trop longtemps. Mon cœur battait la chamade. Je me déplaçai avec la discrétion d’un serpent pour leur préparer un petit-déjeûner consistant et raviver le feu.

Lorsque la chaleur du soleil les réveilla enfin, tous les mots que j’avais attendu de leur dire m’echappèrent et moururent dans mon gosier. Je fis mine de ne pas les voir et m’affairai en chantonnant à cuire des œufs sur une pierre. La jeune femme Zoé clignait des yeux en m’observant, tout-à-fait héberluée de me voir. Elle donna un coup de coude à son comparse qui bailla langoureusement. Je faisais toujours mine de les ignorer, mes mots toujours inaccessibles, mais mes regards furtifs et une goutte de sueur qui perla sur mon front me trahissaient. Mon cœur battait mes tempes. Je sursautai au premier « bonjour » qui me fut addressé en trois ou cinq ans. Je ne savais plus bien le déroulement des cycles solaires, mais mon geste brusque en fit sursauter un autre. Mon regard qui devait sembler fou–comment pouvait-il apparaître autrement ?–passait de la jeune femme aux cheveux noirs comme les ailes d’une corneille aux œufs qui étaient bientôt prêts. Les autres se réveillèrent tour à tour. Lorsqu’il m’aperçut, l’un d’entre eux ne put s’empêcher de lâcher d’un air dégoûté un « qu’est-ce que c’est que ce type chelou ? ». Je pris tout-à-coup conscience de mon apparence hirsute et hésitai à émettre un sourire qui aurait pu être pris pour une grimace ou pire. Je posai les œufs fumants en toute hâte dans des assiettes que j’avais sculptées dans du bois d’olivier pour mes fantômes, puis courus me réfugier dans ma maison pour tenter d’y retrouver un semblant d’apparence humaine.

Alors que je fouillais dans mes vieilles affaires que je n’avais pas retouchées depuis mon arrivée, je fus submergé d’une vague de mélancolie. Une toquade à la porte entrouverte la chassa. C’était le jeune homme qui m’avait chelouté. « Pardonnez-moi », essaya-t-il d’un air penaud, « je ne voulais pas vous faire peur… » ajouta-t-il avec maladresse. Je me retournai vers lui. Il recula d’un pas. « Mais c’est moi », entonna une voix qui m’était devenue étrangère, « c’est moi qui ne voulais pas vous faire peur ! » Il parvient à articuler un sourire gêné et me tendit un rasoir d’une belle facture en grésillant : « peut-être cela peut-il nous aider ? » Un rire imposant explosa de ma cage thoracique et une volée d’oiseaux effrayés par cette nouvelle énergie s’en échappa. Il se joignit à mes soubresauts et m’offrit de me rendre figure humaine. Ces premiers contacts furent pour moi une épreuve qui m’arracha des larmes chaudes : je n’échapperais donc jamais à ce privilège d’être humain malgré tout. Lorsque je vis mon visage rasé dans le miroir qu’il me tendit, je reconnus aisément qu’il pouvait être plus doux que celui du monstre que j’avais laissé derrière moi. Et à présent j’étais prêt à affronter l’incarnation des fantômes de notre village.

Ma langue se déliait, je riais et sautillais. Dans les prochains jours, je leur ferais visiter tout ce que j’avais passé tout mon temps à faire durant les deux ou trois années précédentes. On y trouvait une source, des jardins-forêts, des sculptures, des maisons humbles et propres, des instruments de musique. Je leur décrivis les rituels qui m’habitaient, celui de la Main qui abolirait la famille nucléaire en formant des alliances d’adultes responsables qui prendraient soin des enfants : cinq adultes pour un enfant ; et tous les enfants seraient du village tout entier ! Extirper le patriarcat par l’exemple ! Et le rituel du Passage des Mondes pour entrer dans l’âge adulte, au-delà de la rivière : comme il était important de ritualiser nos moment communs pour renouer avec les cycles de la nuit et du jour, de la Terre, des astres et des saisons… Je leur racontai avec emphase comment j’avais préparé leur venue, que d’autres pouvaient venir, que nous pourrions ensemble terminer la charpente de l’Arche, en faire une maison communale… Je revivai. Je revivais à travers elleux, à travers les potentiels qu’iels pouvaient actualiser, que nous avions exploré, mes fantômes et moi, et qu’elleux réaliseraient. L’Anarchipel serait à elleux !

Mes visiteu·r·se·s randonnaient, mais iels n’étaient pas venu·e·s par hasard : on leur avait parlé d’un village hanté qui semblait habité et où pourtant personne ne vivait. Iels y venaient régulièrement depuis deux décennies. Vingt ans étaient passés. Je m’assis lourdement. Iels me réconfortèrent en louant la luxuriance du jardin-forêt, la qualité des constructions, en insistant sur la beauté de l’Arche elle-même, comment aux équinoxes un puits de lumière la frappait en son centre et lui donnait une aura magique. Comment bientôt le village serait de nouveau en effervescence. Comment au prochain équinoxe, je serais de nouveau le Roi Muet… Zoé s’approcha de moi en esquissant un sourire. Ses yeux tristes se mouillaient de larmes. Sa gourmette glissa sur le Ⓐ cerclé de son poignet ridé comme elle replaçait derrière l’oreille une mèche de ses cheveux argentés. Elle me prit dans ses bras. « L’Anarchipel existe, mon amour. »

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je n’ai pas encore lu la dernière partie, vu qu’il se fait tard mais j’aime beaucoup.

quelques remarques:

à la fois en tant que personne trans et queer, cette partie me gêne. pourquoi forcément les termes mère et père? ça renvoie un peu trop à ce que tu dis, ou plutôt à ce que la société dans l’histoire dit, vouloir éviter plus loin “Au lieu du seul père biologique, qui reproduirait la forme hétéronormée du couple et donc le modèle patriarcal que nous avons rejeté, nous formons “une main”” et puis ça peut mégenrer: like, des mecs trans peuvent très bien tomber enceints ou tous les parents peuvent être d’un même genre, ou bien des parents non-binaires, ou tu peux avoir tout un tas d’autres possibilités encore. bref, je ne sais pas trop l’expliquer mais cette partie me gêne pas mal.

pourquoi les plus vulnérables ne peuvent/pourraient pas s’extraire des villes? ça me semble un peu… paradoxal? surtout au vu du groupe qui accompagne alex.

quel gouv? local? y’en a plusieurs? les normes peuvent ne pas être édictées par un gouv’, non? et puis les lois réac contre la société… ce serait plus juste de dire que ça vise un/des groupe/s ou une population que la société.

ce terme me gêne beaucoup, car rappelant trop jodo… (qui est un salaud de première)

je continue ma lecture demain!

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Cela fait partie des changements en cours. J’ai eu la même discussion avec @lula et @natacha, et j’en suis arrivé à la conclusion qu’il y aurait la main et c’est tout. La notion de parent est plus juste que « père et mère ».

Il me semble que l’idée c’est quand même de sortir d’un modèle hétéro-normé. Si ça « mégenre », c’est l’enfant qui trinque. En vérité je vois mal comment un système d’accompagnement de l’enfant qui 1) remplace 2 adultes par 5 et 2) s’inscrit dans un contexte où tous les adultes sont responsables de tous les enfants, pourrait « mégenrer » à ce point ; ce serait un symptôme d’un autre problème social plus large.

C’est une observation : les gens qui partent des villes l’été en ont les moyens financiers. Les gens qui restent sont souvent plus démunis. Par ailleurs, lors de la pandémie de COVID-19, on n’a pas vu des pauvres débarquer dans les campagnes, ça venait plutôt en grosse bagnole, comme les réfugiés ukrainiens qui arrivaient jusque dans le Sud-Ouest : plutôt des professions libérales dans leur pays d’origine.

Pourquoi y vois-tu un paradoxe ?

Je ne crois pas que cela soit important. Lorsque je l’ai écrit je pensais « au » gouvernement (national). Mais en fait toute cette partie risque de gicler parce que c’est un premier jet et qu’elle fait de moins en moins de sens. Je veux dire toute l’histoire de la justification du mouvement de masse, ce qui se passe à « l’extérieur ».

Oui, le terme vient de Jodorowsky. Je ne sais pas à quoi tu fais référence en l’occurrence.

tw viol:

c’est un violeur, il l’a déclaré lui-même et prend fierté à en être un (gros tw viol pour le lien) Alejandro Jodorowsky - Wikipedia

tu parles d’enfants et de vieilles/vieux (des personnes historiquement vulnérables face aux “crises” justement) qui forment une partie du groupe d’alex, d’où ma remarque.

très juste mais c’est dans une situation “non-en-crise.”

certes, les plus démuni.es ont moins les moyens de partir sur le champ et loin dés qu’un truc arrive mais il y a eu plusieurs vagues lors de la guerre en ukraine et les gens cherchent pas forcément à fuir très loin, comme les pays limitrophes car iels préfèrent souvent rester au sein d’une culture qui leur est familière. tu peux regarder aussi du côté de la cisjordanie (qui a accueilli beaucoup de personnes lors de plusieurs guerres autour, dont la syrie et la palestine, je crois) ou même de la corée. et il y a aussi pas mal de familles venant du continent africain qui tentent le tout pour le tout à pied, malgré tous les dangers.

je parlais du mégenrage des parents, si l’histoire les appelle forcément père et mère, mais comme tu vas changer et garder uniquement le concept de main sans genrer les parents, il n’y aura aucun risque de mégenrage.

IEL passé → narration Anarche
TU présent → narration du convoi
JE passé → narration Roi Muet

Les rituels, pas de Grelots ou d’Ombre, pas de truc autoritaire à la con. À la place un truc dyonisiaque à la persane : on se pinte, on prend les décisions, et une fois dégrisé, on confirme. Ou pas.