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[N.B. : Le rapport qui suit a été préparé pour l’usage exclusif de l’Association Nationale des Journalistes pour le Rétablissement de la Liberté de la Presse par une journaliste qui a visité Margaret A. au cours des deux dernières années. L’ANRLP exige que ce rapport ne soit pas reproduit sous quelque forme que ce soit, qu’il ne sorte pas des bureaux de l’ANRLP et que les informations qu’il contient soient utilisées avec prudence et discrétion.]
Introduction
Malgré les séances de photos mensuelles accordées par le Bureau des Prisons, les témoignages directs non censurés de contact avec Margaret A. sont rares. Ce qui suit, bien qu’il ne s’agisse pas d’une transcription mot à mot des paroles de Margaret A., tente d’offrir un compte-rendu plus complet et plus fidèle du contact d’une journaliste avec Margaret A. que tout ce qui a jamais été rendu public. La conscience de cette journaliste de l’importance pour ses collègues d’un tel récit, ainsi que celle du danger que sa diffusion auprès d’un plus large public ferait courir à toutes les personnes impliquées dans un tel effort, a motivé le dépôt de ce document à l’ANRLP.
Avant de décrire mon contact avec Margaret A., je souhaite insister auprès des lecteurs de ce rapport (qui sont sans doute bien informés) sur les contraintes qui ont circonscrites ma rencontre avec Margaret A. Les membres de l’ANRLP sont nécessairement familiers avec les techniques que le gouvernement utilise pour manipuler la perception publique des données. Pour ma part, en me rendant à la séance de photos, je me considérais au fait des ruses du gouvernement pour contrôler la contextualisation des questions qui l’intéressent. Pourtant, je peux personnellement témoigner du danger insidieux d’oublier momentanément l’évidence : lorsqu’il s’agit de Margaret A., beaucoup échappe à notre attention de sorte que nous ne pouvons penser clairement et objectivement aux faits concrets qui se déroulent devant nos yeux. J’ignore comment cela se passe, sinon que cela se passe. Les informations dont nous disposons sur Margaret A. ne semblent pas faire sens. (Et à vrai dire, je ne suis pas convaincue d’en avoir encore résolu le mystère.) Je vous prie donc, vous qui lisez ceci, de ne pas passer impatiemment sur des détails déjà connus de vous, mais de considérer mon exposé de ces détails comme une mise en garde, comme un rappel, comme une aide à la réflexion sur une question qui, malgré toute sa publicité reste remarquablement trouble. Aussi je demande à mes lecteurs leur indulgence pour des excursions dans ce qui pourrait paraître de la spéculation et de l’analyse politiques superflues. Je ne connais pas d’autre moyen d’arracher la structure de mon propre contact avec Margaret A. hors du brouillard et du bourbier qui tendent à obscurcir toute narration objective des faits relatifs à la situation de Margaret A.
Commençons par le plus évident : Margaret A. n’autorise qu’une seule séance de photos par mois. Le Bureau des Prisons (naturellement ravi de faire savoir que le gouvernement ne peut être tenu pour responsable de frustrer le désir du public d’avoir de ses « nouvelles ») ne permet pas à Margaret A. à choisir parmi les candidats et par ce biais contrôle effectivement l’accès des médias à sa personne. Le Ministère de la Justice préférerait bien sûr se dispenser tout-à-fait de telles séances, mais lorsqu’au début de l’emprisonnement de Margaret A. il lui a refusé tout accès aux médias, cette tentative de faire sombrer l’existence de Margaret A. dans l’oubli a provoqué un flot constant de spéculations et de protestations qui l’a menacé non seulement de l’abrogation de l’Amendement Margaret A.[1], mais pire encore d’une résurgence massive des désordres civils qui avaient tout d’abord précipité son incarcération et sa réduction au silence. Au-delà de la suppression des propos de Margaret A., je dirais que le gouvernement attache la priorité la plus haute à empêcher au public de percevoir Margaret A. comme une martyre. Cette seule considération peut expliquer pourquoi les conditions de sa détention spéciale dans une hutte Quonset au sein de la base militaire aérienne de Vanderberg sont telles qu’aucune personne ni organisation – pas même l’Union des Libertés Civiles ou Amnistie internationale, organisations qui déplorent le fait de son enfermement – ne peut raisonnablement le blâmer. Le journaliste responsable qui entreprend un reportage sur Margaret A. doit garder ces points à l’esprit.
Sélection pour et contraintes appliquées à la séance de photos
J’ai été fascinée par Margaret A. durant toute ma vie d’adulte. Je suis devenue journaliste précisément pour avoir une chance d’entrer en contact direct avec Margaret A. et j’ai systématiquement poursuivi cet objectif à chaque étape de ma carrière. (Je réalise que pour la plupart des membres de l’ANRLP, ce sont les implications de l’Amendement Margaret A., et non Margaret A. elle-même qui importent le plus. Les mots de Margaret A., cependant, pour un bref instant ont radicalement changé la manière dont je regardais le monde. Depuis que je l’ai perdue, je n’ai jamais cessé d’aspirer à un autre aperçu de cette perspective. Certainement les membres de l’ANRLP sont les plus à même d’apprécier qu’un tel but ne contredit pas les idéaux de la profession ? Ainsi, j’ai étudié les préférences de sélection du Bureau des Prisons, je me suis attachée à un emploi approprié pour ensuite patiemment et tranquillement attendre. J’ai vécu prudemment, je me suis abstenue de tout contact suspect autant qu’il est possible à une journaliste en activité de le faire. Lorsque finalement j’ai été sélectionnée pour l’une des séances de photos de Margaret A., la circonspection a été récompensée, je me suis félicitée. En lisant et relisant la notification officielle, j’avais l’impression d’avoir obtenu un visa pour la terre promise.
Toutefois une invitation à rencontrer Simon Bartkey accompagnait le visa.
Naturellement, cela m’a déconcertée : un examen en personne par un fonctionnaire du ministère de la justice est bien différent d’un examen minutieux de son dossier. Mais je me suis dit que j’avais été « bonne » pendant si longtemps que mon professionnalisme me permettrait de franchir ce dernier obstacle. Ainsi, un mois avant ma rencontre prévue avec Margaret A., mon producteur et moi avons pris l’avion pour Washington et rencontré ce fonctionnaire du ministère de la justice assigné à ce qu’ils appellent « le bureau Margaret A. » – un « expert » qui m’a allègrement avoué n’avoir lui-même jamais lu ni entendu un seul mot de Margaret A. Je n’ai pu m’empêcher d’être impressionnée par le spectacle qu’ils donnent, car le Bureau des Prisons a mis en place un procédure parfaite pour s’assurer que tout se déroule avec la fluidité et la prévisibilité d’un assemblage robotique de haute précision. En plus de fournir l’occasion d’une dernière étude minutieuse des journalistes qu’ils ont sélectionnés, dans leur mode de pensée une visite à Simon Bartkey détermine à la fois le contexte que les journalistes sont supposés suivre et les règles de base.
Permettez-moi de rappeler ici que Simon Bartkey a survécu à trois mandats présidentiels différents précisément parce qu’il est reconnu comme un « expert » de « la situation Margaret A. ». Depuis les premiers jours du phénomène Margaret A. chaque gouvernement s’est inquiété de la fascination continue du public pour elle. Bartkey me l’a exprimé en ces mots : « Cet intérêt continu pour elle défie toute logique. Ses paroles – à l’exception de quelques cassettes, journaux et samizdats planqués – ont complètement été oblitérées et le grand public n’y a pas accès et n’en garde certainement aucun souvenir. Le public américain n’a jamais été connu pour avoir une si longue capacité d’attention, surtout à l’égard de quelqu’un qui ne fournit pas continuellement du grain nouveau et plus excitant à moudre au moulin des médias.
Alors pourquoi les gens veulent-ils encore la voir ? » (Comme cela doit irriter les politiciens que Margaret A. ait bénéficié durant les quinze dernières années d’une plus grande notoriété que chaque président en exercice durant cette même période de quinze ans !)
Bien que cela fut l’événement le plus important de ma vie (j’avais dix-neuf ans lorsque c’est arrivé), je ne peux me rappeler d’aucun de ses mots. J’étais trop jeune et naïve à l’époque pour m’accrocher à des coupures de journaux et aux personnalités ephémères ad hoc telles que Margaret A. généraient invariablement. Et comme la plupart des gens je n’avais jamais imaginé que les propos d’une personne puissent devenir illégaux. On entend des rumeurs, bien sûr, de vieilles bandes ou de journaux soigneusement conservés – et malgré mes efforts sincères pour pister chacune des rumeurs dont j’ai eu vent, aucune ne s’est jamais révélée.
Pendant peut-être vingt des cinquante-cinq minutes que j’ai passées à recevoir ses instructions, Bartkey a pris grand plaisir à m’expliquer comment le passage du temps finira par éclipser la visibilité publique de Margaret A. Se penchant en arrière dans son fauteuil capitonné de cuir rouge, il a annoncé que le fossé générationnel plus que tout isolerait finalement ceux qui persistent à « se prosterner à l’autel de sa mémoire. ». Ses doigts courant sur le mandala gaufré de sa cravate en soie vert bouteille, il a insisté sur le fait que Margaret A. ne signifie rien pour des lycéens puisqu’ils n’étaient que des bébés lors du phénomène Margaret A. Il pourrait vraisemblablement avoir raison, mais je ne le pense pas. Les jeunes auxquels j’ai parlé de l’Amendement Margaret A. trouvent qu’il est une insulte tellement irrationnelle et flagrante contre l’esprit de la Déclaration des droits qu’ils sont suspicieux de tout ce qu’on leur en a dit. Si aucune trace des propos de Margaret A. subsistent, il n’existe pas non plus de rapports sur l’important désordre civil que leurs manuels d’éducation civique invoquent pour justifier le passage de l’amendement. L’existence de l’Amendement Margaret A. doit, je pense, les occuper à soupçonner une affaire étouffée. Rendez-vous compte : les seules images qu’ils associent à Margaret A. aujourd’hui sont les vidéos et les photos de cette citoyenne américaine vivant en exil domestique, une petite femme d’âge moyen minimisée par l’arsenal mortel des installations de missiles et de radars et de gardes armés qui l’encerclent. Je doute que les jeunes soient capables de comprendre comment l’usage singulier du langage par quiconque puisse en soi avoir menacé de dissolution toute forme de gouvernement dans ce pays (et encore moins provoqué la mesure draconienne et inouïe d’un amendement constitutionnel pour le museler.) J’ai vu le scepticisme cynique sur leurs visages lorsque leurs aînés parlent de cette époque. Comment un quelconque arrangement de mots sur du papier, aucun discours enregistré sur une bande pourraient-ils, en soi, être aussi dangereux que le prétendent les autorités gouvernementales ? Et pourquoi ne pas interdire les discours d’autres personnes, même pas ceux de ses partisans les plus obstinés (sauf bien sûr à ce qu’ils la citent) ? Les jeunes ne croît pas que cela fut si simple. À écouter leurs questions, je n’ai aucun mal à déduire qu’ils croient que le gouvernement dissimule l’existence passée d’une puissante force armée révolutionnaire. Ils ne considèrent pas seulement l’amendement comme une mascarade mais aussi comme une mesure gratuite destinée à restreindre la liberté d’expression et établir un précédent pour de futures restrictions.
Inutile de dire que je n’ai pas partagé ces observations avec Bartkey, pas plus que je ne lui ai offert my théorie selon laquelle la nouvelle génération n’est pas seulement suspicieuse d’une dissimulation mais meurt d’envie de goûter au fruit défendu. Tout en doutant de sa puissance vantée (ou de sa toxicité, selon le point de vue), ils veulent savoir ce dont ils sont privés. Cela semble paradoxal, je l’admets, pourtant j’ai entendu une note de ressentiment dans leurs expressions de scepticisme.
Les dangers des paroles de Margaret A. ne leur sont peut-être pas apparents, mais en étiquetant le fruit défendu – fruit que leurs aînés ont eu le privilège de goûter – l’amendement – qu’ils considèrent d’abord comme une affaire étouffée – provoque du ressentiment parmi cette génération en cours de maturation. Plutôt que de développer une amnésie de Margaret A., cette génération en est devenue obsédée. En fait je ne serais pas surprise si des cultes bizarrement conçus n’apparaissaient autour du phénomène Margaret A. Je ne veux pas dire que j’approuverais des cultes bizarres et des obsessions du fruit défendu. La fascination que moi et d’autres comme moi ressentons pour Margaret A. est probablement aussi incompréhensible pour les jeunes que la peur du gouvernement à l’égard de ses mots. (Nos diverses réactions à Margaret A. semblent marque une Grande Division pour la plupart des gens de ce pays.)
Mais quelque chose dans l’idée même d’elle – indépendamment du souvenir éventuel de ses idées – l’idée même de cette femme enfermée au milieu d’une base militaire de haute sécurité parce que ses mots sont si puissants… et bien, cette idée fait quelque chose à presque chacun dans ce pays, même ceux qui trouvent le phénomène Margaret A. effrayant (à l’exception, bien sûr, des militants contre la liberté d’expression.) Si j’étais Bartkey, je serais inquiet : ce n’est qu’une question de temps avant que l’amendement Margaret A. ne soit abrogé. Et si Margaret A. est alors encore vivante, les choses pourraient exploser.
TBC
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Cette journaliste sait que l’amendement est officiellement intitulé « L’acte de censure limitée pour la préservation de la sécurité nationale », mais comme le seul objectif que cet amendement cherche à accomplir est l’oblitération totale des propos de Margaret A., l’appeler « Amendement Margaret A. » met sûrement l’emphase où elle doit être. Et bien que le nom qu’ils lui donnent est meilleur que celui donné par les militants prohibitionnistes : « Amendement pour Sauver l’Amérique », je ne soutiens pas particulièrement la version des militants pour la liberté d’expression non plus : « Amendement anti-liberté-d’expression ». L’amendement n’existerait pas sans Margaret A. elle-même. Les militants pro- et anti- liberté d’expression semblent tous l’oublier. ↩︎