Récit 3 Aucun retour possible

Un autre premier jet qui a certains passages maladroits, d’autres à développer et qui se fusionnera avec d’autres déjà écrits. Attention, le point de vue masculin commence à poindre, et il n’est pas beau à voir.

Aucun retour possible

L’Anarchipel n’avait pas attendu la fin du monde pour la dépasser. L’Apocalypse, c’est d’abord une révélation. Et la révélation, pour les Anarches, prenait la forme d’une invention constante des relations humaines qui en élimineraient tous les rapports de pouvoir. Il ne s’agissait pas d’un idéal mais de la réalisation concrète, ici et maintenant, du démantèlement de processus qui se voulaient éternels : le patriarcat, l’État et son état de guerre permanent contre une société, une autre, ou la sienne propre, le racisme, l’esclavage, la supériorité supposée–surtout imposée–d’un groupe humain sur un autre, du groupe humain sur le vivant, le non-vivant, l’inerte et l’idée, l’existence même de « groupe » : abstraction réductionniste de la complexité de l’inspace. Un tâche vouée à l’échec qui pourtant se donnait au monde en actes. L’Anarchipel tenait son nom d’un simple constat : l’eutopie dont il se réclamait n’aurait pas une forme pré-déterminée. Elle serait multiple, elle devait l’être, pour accommoder à la fois la disparité des modes d’existence qu’elle portait, l’incommensurabilité de son devenir et pour conjurer toute émergence des modèles caduques de toutes les dominations qui existaient par ailleurs. Sa force, et ce à quoi elle devait son existence, résidait dans l’acceptation complète de son imperfection et dans l’infinité de la tâche à accomplir—ou à défaire. Tous les universaux fondaient à son contact. Même les plus violents, les plus récalcitrants ou les plus virulents roulaient sous la déferlante douce de ses marées incessantes pour finir en grains insignifiants sur ses plages. Rien n’était rose dans l’Anarchipel et pourtant les saisons s’y succédaient, malgré leur instabilité croissante, dans la conscience de ses propres limites. Hors de la normalité, déjà perdue à jamais mais qui continuait cependant à clâmer son éternité sur les écrans toujours plus nombreux de l’illusion capitaliste, se jouait non pas la fin du monde, ou d’un monde, mais l’élaboration d’autres mondes. Ici, le bannissement était « peine capitale » : et la menace de replonger dans la suffocante tornade de la normalité cosmopolite suffisait à porter tous les cœurs meurtris dans un élan exosocial. Il finirait bien par ronger le simulacre de la société dominante. Lorsqu’elle finirait par s’effondrer, que ses réseaux imprenables montreraient leur chétivité, que l’affolement s’imposerait à son monde du peu qu’il lui reste à vivre, qu’alors elle montrerait les dents et grifferait tout autour d’elle, en elle, une société nouvelle saurait résister aux derniers assauts du monstre moribond. Personne ne se faisait d’illusion sur la violence à venir : si les États tombaient, leurs armées prendraient le relais, des mercenaires rôderaient partout et tenteraient d’imposer leur pouvoir par la violence. Mais il leur faudrait manger, dormir, les munitions viendraient à manquer. Leurs assauts disparaitraient avec eux. L’état du monde laissait bien peu d’espoir. Après Dieu, la pureté était morte et son cadavre de plastique putride était partout : dans l’air, dans l’eau, dans les aliments, dans les
urines et dans le sang même des enfants à naître. Survivre à cela prendrait de nombreuses générations, dégénérations et régénérations. Les invisibles : bactéries, virus et champignons, seraient nos allié·e·s et nos ennemi·e·s. Nous osions espérer, sans doute pour conjurer la sixième extinction, que nous saurions passer au travers, que si notre espèce passait ce siècle, ce serait grâce à une intelligence collective qui aurait su éliminer les germes autodestructeurs semés par nos ancêtres, cultivés par l’hubris de nos parents, maintenus par notre manque d’imagination, notre lâcheté, notre conformité. Dans l’Anarchipel, le normal, c’est le pathologique. Et c’est là notre point de départ.

Une vie indolente en harmonie avec la nature est incomparable avec une vie indolente issue d’un privilège. Certes, je n’avais pas choisi d’être né mâle, blanc, européen et bourgeois. Mais j’étais né intelligent et il me fallut près d’un demi-siècle pour mettre les mots sur ce malaise qui me nouait la gorge. Ma vie fut par trop facile pour saisir l’étendue de mon pouvoir. Le peu de brimades que j’avais subies répondaient à l’insolente facilité avec laquelle je me fondais dans le monde. Rien à voir avec ce que subissent chaque jour les milliards d’êtres qui, pourtant, ont également un corps, un cœur, une intelligence. Tout autour de moi semblait dire : « tu es le roi ». Mais de ce privilège, je n’en voulais pas. Rien ne pouvait me le retirer. Ni l’impossibilité de rire sans pænser aux opprimé·e·s, ni mon dégoût des hommes et de leurs regards immondes sur les femmes, ni ma propre impuissance à m’en dégager. Si je n’avais grandi dans les jupes des femmes, hanté les cuisines et les forêts avant de hanter les routes et les squats, jamais je n’aurais pu supporter ce corps qui partout criait : « je suis le roi ». Dans le regard des autres, je resterais à jamais la figure de l’oppresseur. Lorsque je perdis mon dernier amour, je n’eus d’autre choix que de détruire ce monde.

J’errai d’abord sans espoir dans les montagnes qui, je le savais bien, pourraient m’engloutir et me recracher comme rien. Mais elles m’accueillirent. Au détour d’un torrent, les ruines d’un village millénaire s’offrirent à moi. J’y survécus quelques mois, sans personne à faire souffrir que moi-même. Je vivais en silence de baies, de racines, de poissons, de fruits sauvages, comme un animal, évitant tout contact humain. Peu à peu, la vie m’accorda sa clémence. Je commençai à défricher les ruines, reconstruire une maison, cultiver un jardin.
J’entrepris de démonter ce qui restait d’une église antique pour construire, pierre par pierre, ce qui deviendrait l’Arche. J’imaginais toute une vie autour de moi, des rires d’enfants, des ritournelles, des danses. Je fabriquai des instruments de musique dont je ne savais pas jouer. Un an passa, puis deux. Je commençais à bien connaître les environs, à éviter mes congénères tout en poursuivant mon labeur impossible. Mon cœur, peu à peu, reprenait vie, le village grandissait, mais j’ignorais toujours qui pourrait bien l’habiter. Le soir, dans la salle commune sans toit, je conversais avec mes fantômes. Nous inventions des histoires, des manières de faire. Nous nous engueulions et je replongeais dans ma souffrance débile. Alors je m’éloignais du village, dans la montagne, où je construisais encore, à l’abri des fantômes. Mais iels me rejoignaient toujours. Ils insistaient qu’iels ne pouvaient vivre sans moi, alors nous nous asseyions sous les étoiles à élaborer des résolutions. Je revenais au village, reprenais les cultures, creusai la pierre pour préparer le stockage des grains, des châtaignes, des glands pour l’hiver. Nous nous inventions des coutumes. Je pleurais mon amour perdue, mon humanité perdue. Je me préparais à accueillir le monde perdu, les perdu·e·s du monde. Nous vivrions ensemble, meurtri·e·s mais vivants.

Un jour que mes fantômes m’avaient chassés du village pour un autre accès de colère, ils ne vinrent plus. C’était l’été. L’équinoxe approchait. Mais personne ne venait plus pour moi. J’avais pleuré toutes mes larmes, mon corps asséché était avachi sur mon propre sort comme une serpillière abandonnée. Une chauve-souris châhutait autour de mon être blessé à mort par ma propre lâcheté. Ses cris me firent constater combien mon corps, pourtant affaissé comme celui d’un vieillard abattu, était encore puissant. Je me regardai là, recroquevillé près du feu, par les petits yeux aveugles de la frêle pipistrelle. Je me révoltai. Quelle honte de me constater ainsi en pleine force et si faible. Si le village devait accueillir du monde, qu’il soit vivant ! Au diable mes fantômes. Pour la première fois depuis des années, je repris la parole pour remercier le mammifère volant qui m’avait sorti de ma torpeur autodestructrice. Je pris le chemin du village dans le noir tant je connaissais bien la montagne. Lorsque j’arrivai chez moi aux premières lueurs de l’aube, vibrant d’une nouvelle flamme, j’y trouvai, endormis, quelques corps, plutôt jeunes, dont certains portaient des tatouages dont je pus reconnaître quelques symboles : un bracelet de guerrier, une ankh, un Ⓐ cerclé sous une gourmette marquée « Zoé ». Leurs chaussures de montagne étaient posées à leurs pieds, proches du feu mourant qui avait du abriter leur veillée. Quelques instruments de ma facture reposaient près d’eux et je pouvais imaginer leurs chants. Je secouai la tête afin de chasser ces images dont je craignais qu’elles ne m’emportent de nouveau dans le monde fantomatique qui m’avait finalement rejeté sur la terre de ces vivants. Je réalisai soudain que je devrais les accueillir, les chérir, afin qu’iels ne me fuient pas comme tous les autres avant, avant que je n’eus fui tout contact pendant trop longtemps. Mon cœur battait la chamade. Je me déplaçai avec la discrétion d’un serpent pour leur préparer un petit-déjeûner consistant et raviver le feu.

Lorsque la chaleur du soleil les réveilla enfin, tous les mots que j’avais attendu de leur dire m’echappèrent et moururent dans mon gosier. Je fis mine de ne pas les voir et m’affairai en chantonnant à cuire des œufs sur une pierre. La jeune femme Zoé clignait des yeux en m’observant, tout-à-fait héberluée de me voir. Elle donna un coup de coude à son comparse qui bailla langoureusement. Je faisais toujours mine de les ignorer, mes mots toujours inaccessibles, mais mes regards furtifs et une goutte de sueur qui perla sur mon front me trahissaient. Mon cœur battait mes tempes. Je sursautai au premier « bonjour » qui me fut addressé en trois ou cinq ans. Je ne savais plus bien le déroulement des cycles solaires, mais mon geste brusque en fit sursauter un autre. Mon regard qui devait sembler fou–comment pouvait-il apparaître autrement ?–passait de la jeune femme aux cheveux noirs comme les ailes d’une corneille aux œufs qui étaient bientôt prêts. Les autres se réveillèrent tour à tour. Lorsqu’il m’aperçut, l’un d’entre eux ne put s’empêcher de lâcher d’un air dégoûté un « qu’est-ce que c’est que ce type chelou ? ». Je pris tout-à-coup conscience de mon apparence hirsute et hésitai à émettre un sourire qui aurait pu être pris pour une grimace ou pire. Je posai les œufs fumants en toute hâte dans des assiettes que j’avais sculptées dans du bois d’olivier pour mes fantômes, puis courus me réfugier dans ma maison pour tenter d’y retrouver un semblant d’apparence humaine.

Alors que je fouillais dans mes vieilles affaires que je n’avais pas retouchées depuis mon arrivée, je fus submergé d’une vague de mélancolie. Une toquade à la porte entrouverte la chassa. C’était le jeune homme qui m’avait chelouté. « Pardonnez-moi », essaya-t-il d’un air penaud, « je ne voulais pas vous faire peur… » ajouta-t-il avec maladresse. Je me retournai vers lui. Il recula d’un pas. « Mais c’est moi », entonna une voix qui m’était devenue étrangère, « c’est moi qui ne voulais pas vous faire peur ! » Il parvient à articuler un sourire gêné et me tendit un rasoir d’une belle facture en grésillant : « peut-être cela peut-il nous aider ? » Un rire imposant explosa de ma cage thoracique et une volée d’oiseaux effrayés par cette nouvelle énergie s’en échappa. Il se joignit à mes soubresauts et m’offrit de me rendre figure humaine. Ces premiers contacts furent pour moi une épreuve qui m’arracha des larmes chaudes : je n’échapperais donc jamais à ce privilège d’être humain malgré tout. Lorsque je vis mon visage rasé dans le miroir qu’il me tendit, je reconnus aisément qu’il pouvait être plus doux que celui du monstre que j’avais laissé derrière moi. Et à présent j’étais prêt à affronter l’incarnation des fantômes de notre village.

Ma langue se déliait, je riais et sautillais. Dans les prochains jours, je leur ferais visiter tout ce que j’avais passé tout mon temps à faire durant les deux ou trois années précédentes. On y trouvait une source, des jardins-forêts, des sculptures, des maisons humbles et propres, des instruments de musique. Je leur décrivis les rituels qui m’habitaient, celui de la Main qui abolirait la famille nucléaire en formant des alliances d’adultes responsables qui prendraient soin des enfants : cinq adultes pour un enfant ; et tous les enfants seraient du village tout entier ! Extirper le patriarcat par l’exemple ! Et le rituel du Passage des Mondes pour entrer dans l’âge adulte, au-delà de la rivière : comme il était important de ritualiser nos moment communs pour renouer avec les cycles de la nuit et du jour, de la Terre, des astres et des saisons… Je leur racontai avec emphase comment j’avais préparé leur venue, que d’autres pouvaient venir, que nous pourrions ensemble terminer la charpente de l’Arche, en faire une maison communale… Je revivai. Je revivais à travers elleux, à travers les potentiels qu’iels pouvaient actualiser, que nous avions exploré, mes fantômes et moi, et qu’elleux réaliseraient. L’Anarchipel serait à elleux !

Mes visiteu·r·se·s randonnaient, mais iels n’étaient pas venu·e·s par hasard : on leur avait parlé d’un village hanté qui semblait habité et où pourtant personne ne vivait. Iels y venaient régulièrement depuis deux décennies. Vingt ans étaient passés. Je m’assis lourdement. Iels me réconfortèrent en louant la luxuriance du jardin-forêt, la qualité des constructions, en insistant sur la beauté de l’Arche elle-même, comment aux équinoxes un puits de lumière la frappait en son centre et lui donnait une aura magique. Comment bientôt le village serait de nouveau en effervescence. Comment au prochain équinoxe, je serais de nouveau le Roi Muet… Zoé s’approcha de moi en esquissant un sourire. Ses yeux tristes se mouillaient de larmes. Sa gourmette glissa sur le Ⓐ cerclé de son poignet ridé comme elle replaçait derrière l’oreille une mèche de ses cheveux argentés. Elle me prit dans ses bras. « L’Anarchipel existe, mon amour. »

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