Déjà plus de deux semaines que nous sommes sur la route. Parfois je pense au temps du pétrole, où il était possible de traverser l’Europe en quelques heures. J’aurais aimé connaître cette puissance nous rendant capable de voyager si rapidement. Mais j’adore nos caravanes nomades, ces longues processions hétéroclites faites de personnes humaines et non-humaines, d’habitations mobiles et de carrioles en tout genre. J’ai entendu dire que pendant la période capitaliste il était extravagant et très compliqué de se déplacer à pied sur de longues distances, car les routes étaient entièrement dédiées aux automobiles. Ce récit m’a toujours plongé dans un malaise étrange. Un malaise sans nom à faire frémir un crapaud buffle. Notre lenteur est notre force, et nous savons que c’est mieux ainsi.
Avec l’ékinoxe qui arrive, tout le monde est en chemin. De longs convois interminables remuent la poussière, et finissent d’arracher les derniers morceaux d’asphalte des routes de l’ancien monde. Cette année le grand teknival de printemps est en forêt de Bohème. N’étant plus très loin, nous croisons de plus en plus de compagnon’nes nomades. Ce soir, notre harde a posé le campement aux côtés de plusieurs autres. La nuit vient de tomber, et un engoulevent chante à côté de la rivière qui s’écoule. Autour de plusieurs feux logés dans des cercles d’énormes galets, des ancien’nes racontent les grandes histoires, pendant que les autres écoutent en partageant leurs repas. Les récits du vieux monde et les histoires de la tribu des spirales accompagnent d’innombrables victuailles provenant de divers horizons. Un gigantesque plat – de kernza avec sauce gombo, suivi de jambon de sanglier et des dernières asperges sauvages – trône au milieu du cercle où je gis de fatigue, accolé au feu et proche de la vieille conteuse. Elle a de nombreuses scarifications et tatouages sur le visage, et son plateau labial est démesurément grand. Parmi mes commensal’aux, je tends ma main dans le plat collectif pour me satisfaire d’une première bouchée bien méritée, lorsque après un long râle, l’ancienne commence :
« — Tout a débuté en Angleterre, durant le capitalisme tardif. Les membres de notre tribu n’étaient qu’une poignée à l’époque. La légende dit qu’iels étaient à la base 23. Peu nombreux•ses, iels ont propagé des idéaux de liberté et d’autonomie en organisant des fêtes libres. Iels ont toujours refusé•es de se considérer comme les instigateurices du mouvement, et c’est bien pour cela que nous les considérons comme tel•les. Bien plus que de simples festivités, ce mouvement fût dès le début une brèche dans une Europe trop liberticide et capitaliste. Une fois le campement et le son installés, c’était une zone d’autonomie temporaire qui s’y déployait. Ce mouvement était une reconnexion spirituelle par la tekno. C’était une redécouverte de la transe, cet état modifié de conscience recherché par les humain’es depuis la nuit des temps, et diabolisé et oublié pendant une très longue période. De nouveaux psychotropes et la musique de la tribu plongèrent nos ancêtres dans des états sans précédant pour elleux. Habitué•es à une musique telle que le rock, où l’artiste était idolâtré•e comme individu•e, vénérer la musique en tant que telle fût un changement induisant de puissantes transes. Dès le début nos ancêtres musicien’nes se cachaient derrière le monolithe de son amplifié pour mixer, ou se mélangeaient à la foule obnubilée par le mur pour les lives. Jamais au grand jamais de scène centrale individualiste. Le pouvoir fédérateur de la tribe musique ouvrait de nouveaux horizons. »
Un grand chien au pelage dense et blanc s’approche de moi, intéressé. Je partage avec lui le gros morceau de viande que je m’apprêtais à manger.
« Ces néo-nomades prônant l’autonomie face au capitalisme inquiétaient les autorités de l’époque. Après la gigantesque fête libre de Castlemorton rassemblant plus de 40 000 personnes, cette incroyable zone autonome à l’origine de notre pèlerinage dans les collines de Malvern, les anciens pouvoirs coercitifs chassa la tribu des îles britanniques. Ce fût un des procès de justice les plus longs et coûteux de l’époque, engendrant le durcissement des lois sur les rassemblements sauvages de musique répétitive.
— Mais je ne comprends pas, comment une procédure de justice peut coûter de l’argent ? " s’exclama une jeune personne proche de moi. La vieille conteuse, impassible, continua semblant de rien :
« — Une fois la manche traversée, la tribu dissémina son mode de vie partout où elle passa. En Europe de l’ouest, beaucoup de celleux qui croisèrent leurs chemins créèrent leurs propre tribus, c’est ainsi que naquis les Metek, les Hérétik, les Okupe, et tant d’autres. Mais les états européens, ayant le monopole de la violence, tentèrent d’écraser le mouvements avec une répression de plus en plus accrue. Dans différents pays, les tribus réalisées des exploits en réunissant des dizaines de milliers de personnes, sans que les plus expertes des polices ne s’en rendent comptes. La Spirale pouvait mobilisée une force terrifiante pour l’ordre établi. Bien que contestataires et donc politique, ses activités de l’époque se limitaient à l’installation de zones autonomes temporaires festives. La possibilité d’une radicalisation des tribus et de leurs convergences vers d’autres luttes était un des plus grands cauchemars des dirigeant’es de l’Union Européenne. Malheureusement le mouvement s’essouffla, par la faute de la répression, mais aussi à cause de la sorcellerie capitaliste prête à tout corrompre et détourner. Les logiques ultra-mercantiles de la vente de drogue et de l’industrie de la musique mirent à mal les tribus. Dans de nombreux pays d’Europe de l’Ouest, ça était devenu presque impossible d’organiser des fêtes libres. C’est à ce moment que la plus part des tribus se réfugièrent en Tchékie, qui est restée depuis une terre d’accueil pour la Spirale. Entre coercition et tentation capitaliste, le mouvement connut des moments sombres, jusqu’aux bouleversements des années 30, où plusieurs tribus se radicalisèrent et rejoignirent d’autres luttes de l’époque. C’était mieux après. Cette radicalisation fût accompagnée d’une mutation spirituelle. Car si notre musique a pour vocation de nous mener vers la transe depuis sa naissance, cet état modifié de conscience ne fut pas toujours canalisé et utilisé comme nous le faisons actuellement. Nos ancêtres rentraient en transe pour se divertir et échapper à la dureté de leur monde capitaliste, et non dans une optique de renforcement, de soin, ou pour se placer dans le tout. Bien que ce phénomène est depuis le début une dimension collective, les transes étaient individuelle et ne recherchaient pas l’égrégore. L’utilisation de certains psykotropes et les tekniques de l’époque ne permettaient que de brouillons voyages mentaux, peu d’invidu•es réussissaient à en tirer ni la FORCE, ni le SOIN, ni la RELIANCE. Certain•es en ressortaient même amoindri•es. C’est avec la montée en puissance de la sorcellerie militante des années 20, que les festivités récréatives de nos aïeux’les se transformèrent peu à peu en fêtes rituelles conscientisées. À cette époque de spéculation générale, d’innombrable textes d’anticipation narrant les futurs de la spirale circulaient de main en main. Ces récits auraient été les déclencheurs de ce tournant décisif. Conjointement à cette mutation spirituelle, la spirale se mit à ne plus simplement militer pour sa survie ou contre la répression, mais rejoignit divers luttes de l’époque en étendant ses actions au delà de l’organisation de fêtes libres. Notre tribu et sa musique accompagnèrent les émeutes de 29, en contestation des nombreuses oppressions capitalistes, toujours plus accrues. Elle devint l’instigatrice et le fond sonore de ces mouvements. Les manifestations qui étaient auparavant des déplacements d’individu•es d’un point à un autre, se terminaient à présent en teknival, puis en occupation de quartier voir de ville entière. La musique fédérait et donnait de la FORCE à la lutte. Par la suite, habituées aux grands voyages, les tribus rallièrent les grands déplacements des caravanes No Border, partant d’Europe en direction de l’Afrique et du Moyen Orient. Un peu plus tard, certaines hordes de la spirale furent les catalyseurs des interférences sorcières. Les révoltes précédentes avaient apporter leurs lots de changements sociaux, mais le capitalisme continuait à imposer sa course effrénée vers le désastre. L’infime partie de l’humanité la plus riche persévérait à écraser l’immense majorité la plus pauvre. Toujours en spéculant et s’enrichissant sur l’effondrement de nos mondes. Une obscure teknologie nommée le trading à haute fréquence permettait, à de viles personnes peu scrupuleuses, de parier de l’argent sur le sort de notre planète. Cette malsaine et malfaisante teknologie se présentait sous formes de grande tour en métal, servant d’antenne pour transférer des informations numériques à une vitesse qui dépasse tout entendement. Toujours plus, et toujours plus vite. Conscient•es des enjeux, nombreux•ses avaient été celleux qui cherchèrent à détruire ces tours, mais sans succès. Ces sisyphes les voyaient se reconstruire plus vite qu’elles ne brûlaient. C’est en 2032, ivre de vitesse et confiant dans les milices sécuritaires et les petites-mains reconstruisant inlassablement les tours de métal, que les oppresseurs capitalistes délaissèrent les anciennes teknologies de communication pour se focaliser sur les hautes fréquences. Mais c’était sans compter sur l’hardiesse et la teknophilie de nos aïeux’les. Certain•es membres de la tribu des Ootek développèrent une teknologie pirate très simple à utiliser et à reproduire, pour créer des interférences à courtes fréquences. C’était un détournement d’une tek de contrôle très répandue à l’époque, de fine puce plate que vous pouvez encore retrouver dans les étiquettes des anciens vêtements du capitalisme tardif. Un vieux cyberarchéologue m’a dit que ça s’appelait des puces R.F.I.D, mais je ne sais pas à quoi ce nom fait référence. Une fois détournées, pour que ces dernières soient opérantes, elles devaient être à proximité. Alors, d’innombrables teknivals occupèrent tout les points stratégiques du trading à haute fréquence européen, en empêchant ainsi les spéculations marchandes pendant de longs jours. Parmi ces teknivals, celui des hautes fagnes a particulièrement perduré dans nos récits. Si vous êtes passé à Botrange dans la ville des spirales sédentaires, lieu d’accueil et de repos pour nous toustes les nomades, vous avez surement déjà entendu cette histoire du teknival fondateur. Sur cette colline ça n’y avait rien, à part un petit édifice surmonté d’une tour en métal éponyme : le signal de Botrange. Le 1 mai 32, après le rassemblement de plus de 80 000 personnes empêchant toute évacuation possible des émetteurs pirates, l’élan été donné et les tribus et leurs allié•es se mirent à s’installer. Dans ces mêmes années plusieurs pays, dont la France, généralisèrent l’utilisation de puce éléktronikes de traçage. Sous-cutané, dans les téléphones portables, ou caché dans les vêtement avec les fameuses R.F.I.D, ces petits engins élektronikes engendrés une infinité de données, traitées par des intelligences artificielles aux obscures finalité de contrôle des masses. Les contestataires anti-autoritaires dont nos tribus, de plus en plus nombreux’se et radicalisé•es, firent alliance avec les réfugié•es climatique, aussi de plus en plus nombreux’se et précarisé•es. Chassé•es et violenté•es sur les terres européennes, iels décidèrent de se réfugier sur les eaux, ralliant les luttes contre la privatisation des mers et des océans, et créant de gigantesque citées flottantes, dont l’actuelle Lagos-sur-l’eau. Étant impliqué à la fois dans les insurrections de la fin des années 20, dans les interférences sorcières, dans les zones autonomes maritimes, et dans les grands déplacements, beaucoup attribuent un rôle majeur à nos tribus dans l’effondrement de l’union européenne, puis du capitalisme. »
Un de mes commensal’aux me tend un asimine, gouleyant et étrangement trop mûre pour la saison, déjà tranché dans une belle présentation en hérisson. Le jus me coule sur les avants bras lorsque je réceptionne le sucré fruit, puis sur mon menton dès le premier croc.
« Habituées à vivre en marge et en jouissant des déchets du capitalisme, nos tribus n’eurent aucun mal à s’habituer aux troubles des mondes post-bifurcations. Seul la fin du pétrole ébranla un temps nos modes de vie. Plus d’essence pour nos camions à moteurs à explosion. Plus d’essence pour les électromoteurs alimentant nos ancestraux et energivores murs de son. Encore emplis d’un solutionisme teknocentré, et ayant la fibres teknophiles, les tribes ayant vécu•es cette bifurcations cherchèrent à innover. Innover, comme leurs aïeux’les et leurs obsessions prométhéenne du progrès teknologiques. Chaque nouvel outil apporté à l’humain•es son lot de régression. Lorsque nous avons inventer la lance, nous avons oublié comme chasser à main nue. Lorsque nous avons inventer les objets intelligents, nous avons oublié comme l’être. De bricolages en bricolage, de nombreuses innovations absurdes d’inventeur d’eau tiède virent le jour. Ça fallut un certain temps pour que nos ancêtres comprirent qu’iels ne devaient pas chercher de ridicule nouvelle tek pour remplacer les désuètes dépendantes en énergies fossiles ; que ça était inutile de se lancer dans des planchers de danse à énergie vibratoires, ou dans des complexes panneaux photovoltaïques à énergie grise, mais qu’il fallait aller au plus simple. Pas besoin d’inventer du nouveau il suffisait de dépoussiérer de l’ancien, réactualiser de bonne vielles teknologies qui avait fait leur preuve sur la durée. La FORCE retrouvée de nos pas, l’alliance avec les non-humain•es, ainsi que la redécouverte des moulins à eau et à vent, sonnèrent une nouvelle époque, celle que vous connaissez toustes. »
À l’évocation finale de nos inépuisable et indéfectibles moulins, donnant la précieuse énergie nécessaire à nos systèmes d’amplification sonore, je remarque une scène familière : Une trentaine de personnes s’affaire énergiquement. Elles dressent des structures de boit, emboitent des turbines et des axes, pour se préparer à plonger l’admirable roue à auget dans l’intense courant de la puissante rivière. Deux très grandes personnes s’empressent de relier les batteries, le moulin, les divers amplificateurs, les baffles et les machines. Des musicien•nes commencent déjà à frapper une multitude de cloches, de claves, de gongs, de sistres, de plaques à tonnerre, de grelots, des tambours de troll et des tambourins de gobelins ; certain•es grattent et entrechoquent une divers objets sonores, pendant que d’autres s’essayent à souffler dans de complexes et fantasques instruments à vent ; sans parler des nombreux bricolages électroniques bourdonnant de sophistiquées nappes sonores aléatoires et autonomes. Bientôt cet orchestre hétéroclite s’amplifiera sur le compact système son qui est en train de se monter, et je commence à sentir cet exaltation consacrée, ce fourmillement qui parcours mes entrailles, cette énergie qui électrise mon esprit, accélère mon rythme cardiaque et dilate mes pupilles. Cette nuit notre spirale atteindra la transe.