Récit 3 Aucun retour possible

L’inspace est une notion complexe que je traîne depuis plusieurs publications.

Voir notamment ici et . Comme je ne crois pas que mes idées traversent d’autres yeux que les miens, je vais appuyer cette notion sur la lecture que je viens de faire de Baptiste Lanaspeze, l’éditeur de Wildproject, Nature, dans lequel il revient sur une décennie de son travail d’éditeur, depuis la philosophie critique du Modernisme jusqu’à cette maison d’édition basée à Marseille et qui porte le courant d’une rénovation de la pensée écologique contre l’approche mortifère, « cannibale » dit-il, du monde occidental, pour résumer.

Je suis d’accord sur de nombreux constats qu’il fait notamment de la considération par l’occident d’un monde mort, et que cette approche contraire à bien des cosmologies, fait de « nous » des êtres autophages – c’est là mon interprétation.

La résistance à laquelle se heurte la nécropolitique moderne, c’est la robustesse et l’organisation ancestrale de la vie sur Terre.

Je le suis complètement, sauf à atteindre une conclusion qu’il fait de « l’existence de l’âme » en s’appuyant sur les travaux de Jung. Il insiste sur le fait que l’occident moderne, en considérant la nature comme un extérieur mort qu’il faut comprendre et maîtriser, nie l’existence de l’âme qui nous serait, selon l’auteur reprenant Jung, donnée en même temps que notre corps.

Mon approche est différente. Elle fait fi de tout concept qui n’est pas nécessaire à la compréhension d’un phénomène, tels l’âme ou la divinité, et spécialement si elle est transcendantale ou démiurgique. Ce qui ne veut pas dire que je considère vivre hors de la nature ni dans un cosmos mort. Ma relation au monde est entièrement matérielle, en tant que toute relation est matérielle. Dès lors l’inspace propose une relation de soi à son milieu en toute intelligence – pour reprendre un terme mentionné précédemment comme problématique par @Milouchkna, mais dans un sens autre, plus proche de ce que j’entends par là – c’est-à-dire en relation (donc matérielle) d’interaction : non pas le regard extérieur[1] du Moderne sur le monde (mort), mais bien le regard de l’un sur le plus-qu’un dont al fait nécessairement partie.

Il s’agissait au départ de deux textes distincts. Je pense qu’il vaut mieux que chaque partie soit compréhensible en elle-même si je dois me relancer dans leur aggrégation. Les contre-sens dégagés jusque là qui semblent tous converger me posent profondément question sur ma capacité à partager mes idées.

En tout cas je peux te partager la dernière mouture en français neutre de la scène de la Main qui a beaucoup évolué depuis notre dernière discussion à ce sujet. J’ignore encore si elle fera partie du texte final.


Alex l’interrogea ensuite sur le rituel de la veille au soir, où Claire avait choisi quatre personnes pour danser ensemble : « C’est la “cérémonie de la Main”. Lorsque l’on attend un enfant, on choisit parmi les habitanze de la communauté quatre personnes qui deviendront avec soi “la main parentale” de l’enfant. — Ton enfant n’a pas de père ? — Non. Enfin, si bien sûr, mais nous évitons d’utiliser les mots “père” et “mère” qui reproduiraient la forme hétéro-normée du couple et donc le modèle patriarcal que nous avons rejeté. Chez nous tous les enfants sont nos enfants à touz, quelle que soit notre relation biologique. Chaque adulte de l’Anarchipel est responsable de tous les enfants, et les plus âgés des plus jeunes. La cérémonie de la Main, c’est pour choisir les parents de l’enfant, qui s’accompagneront dans leur apprentissage mutuel de la relation parent-enfant, dans l’idée de faire société, dans le respect de chacunx et d’autrui, un vivre-ensemble trans-individuel qui transforme à la fois chacunx et la société elle-même. Les parents, la Main parentale, ce sont les personnes proches qu’on apprécie particulièrement, avec qui on aime passer du temps, ou bien des çauz qu’on admire ou dont on aimerait qu’als servent de modèle à l’enfant. L’auriculaire symbolise la sagesse, c’est plutôt lu confidentx, qui va savoir nous écouter. C’est là un choix important, c’est souvent an amix ou an ancian, lu-même parentx. Mais cela peut également être toute autre personne en qui tu as une grande confiance. L’annulaire est souvent une personne que tu connais bien et qui va t’accompagner tout au long de ta vie dans l’intimité. Elle est celle dont tu vas accueillir les moments de force comme de faiblesse et qui va exercer ton écoute. Le majeur symbolise le désir charnel, c’est souvent personne bonne conseillère dans ces rapports, qui te connaît bien, peut-être an meillaire copaine ou an ancian amantx qui connaît tes goûts et tes pratiques sexuelles et saura t’éviter des mauvais pas : an boan juge du caractère. L’index, c’est lu garantx d’une bonne vie sociale, on choisit là souvent quelqu’unx d’expérimentéx, pas nécessairement âgéx, mais en position de te renvoyer vers les bonnes personnes si le besoin s’en fait sentir. Chaque doigt est une reconnaissance par lu génitaire de ces qualités chez l’autre pour al-même, une marque d’admiration et de confiance, et aussi une invitation à la personne choisie d’accompagner l’évolution de l’enfant, d’être proche de lu. — Et le pouce ? — C’est moi ! L’enceintx, en général, complète la main, comme tous les doigts forme un demi-cercle autour du pouce. — N’est-ce pas enfermer la femme dans son rôle de mère que d’en faire le pouce ? — Qui a parlé de femme ? Il arrive parfois que lu génitaire renonce à être le pouce de la main parentale de l’enfant qu’al porte. Dans ce cas, al annonce à la communauté qu’al ne prendra pas le rôle maternel. Lors de la cérémonie, al invite une cinquième personne dans la main : on sait alors que l’accouchéx n’en fera pas partie. C’est arrivé à une femme qui s’est réfugiée ici enceinte à la suite d’un viol ; elle refusait d’avorter, mais rejetait également l’enfant né de ce crime. Tu sais, tout n’est pas rose ici : on essaie, on travaille beaucoup, on remet en question les choses en permanence. Ce rituel, comme les autres, est le fruit d’expérimentations collectives. C’est un peu cela le sens de l’Assemblée Permanente : la seule permanence, c’est la remise en question, l’approfondissement des relations ; on n’est pas colléz en réunion tout le temps, mais nous travaillons touz sur la déconstruction de toustes les dominations. Nous apprenons ensemble. — Et le… « géniteur » ? — On n’en n’est jamais sûrx, gloussa-t-elle. Souvent, al fait partie de la main et est parent comme les autres, parfois al n’en fait pas partie. L’Anarchipel travaille beaucoup sur le consentement et la déconstruction du masculinisme. Le ‘père’, on l’a renvoyé chougner dans les jupes de grand-mère soleil. »

Le bruit de leurs pas occupa la suite du dialogue un moment. Chacunx était perdux dans ses pensées. L’évocation d’un soleil féminin plongea Alex dans des considérations téléologiques. Il était plus facile d’imaginer autour de nous une source de vie, lu soleil et la lune, plutôt qu’une source de domination dont les attributs de l’amour prendraient la forme d’une grosse voix menaçante, d’une lourde main sévère et d’éclairs dévastateurs. Mais c’était bien fait pour le patriarcat qu’on le rejetât de la sorte, en renouant avec une vision néolithique, maternelle du cosmos, héritée des plus anciens peuples encore existants. Cela invitait également les hommes à rejeter la masculinité toxique et embrasser un rôle plus humble, où la responsabilité partagée, le dialogue ouvert, le consentement et le soin de l’autre prenaient la place d’une autorité, d’un pouvoir et d’une propriété sur autrui dont la violence faisait à présent figure d’anachronisme grotesque.

Alex apprit que la forme neutre d’emploi de la langue qui semblait dominer dans l’Anarchipel provenait d’expérimentations linguistiques non-binaires portées notamment par Alpheratz et sa Grammaire du français inclusif qui avait travaillé à la systématisation du « dégenrage » de la langue française depuis la Sorbonne, « pour exprimer [sa] pensée ».


  1. Je dis souvent « il n’y a pas d’extérieur », dans le sens où la considération d’un extérieur pose un geste de rupture qu’il est bien difficile de rattraper, surtout dans un monde qui sépare l’être (humain) de la « nature » considérée comme extérieur-non-vivant, ainsi que la décrit Lanaspeze dans le regard occidental moderne. Il n’y a pas d’extérieur, parce que quoi que nous en pensions, nous en faisons partie. ↩︎