Le mur devant moi était couvert des derniers essais couleur pour des affiches A4 parmi lesquelles nous devions en AG retenir deux ensembles couleurs qui nous convenaient. Ce choix d’ensembles de couleurs était destiné à devenir notre signature en quelque sorte. Que ce soit pour passer des tracts d’information dans la rue ou poster des infographies sur internet, ou quand nous ferons des collages ou des grafs sur les murs des institutions ou pour troquer les affiches publicitaires polluant l’espace public contre les nôtres, plus reposantes car destinées à elles vændtent rien… Enfin, le coup des affiches publicitaires, ce serait le rêve mais on n’a pas les moyens pour imprimer à cette taille pour le moment et… Bref, ce serait des illustrations de nos collaborateurices, des artistes à qui la société contemporaine n’avait pas jugé bon de donner la moindre chance, n’en méritant aucune selon certains critères dérisoires. J’avais choisi d’imprimer un graphisme assez simple mais en 300 DPI : trois silhouettes prenant la pose en habits de laboratoire sur fond de molécules hormonales colorées. Parmi ces dernières se trouvaient des adresses de sites renvoyant aux listes de leurs vendeur.ses sur le marché gris, avec les listes incrustées dans les atomes de leurs molécules correspondantes ; ailleurs un autre texte, clairement visible celui-ci, faisait la liste d’assos et de points de collecte avec des appels à dons et à la solidarité. On était en banlieue à Paris et la F̷̪̤̋ṟ̵͙̾͗a̷̛̩̎n̴͙͙̿́c̸̙͙̈e̵̪͒ avait connu une énième pénurie d’hormones dans les pharmacies[1], la solidarité individuelle ne pouvait plus suivre les besoins de nos commus, surtout si on voulait un petit stock commun pour quelques mois.
Le burner du squat/atelier transfem bipa une notif. Je regardais le message puis j’appelais et tombais sur une voix surexcitée.
« Bee, c’est toi ? » J’ai à peine le temps de souffler un oui qu’un flot de paroles se déverse. C’était Luu, qui avait laissé le message plus tôt. « Écoute, j’ai profité des JEP à fond, là et tu vas jamais y croire : y’a un musée que je connaissais pas, un musée de l’Imprimerie Nationale. Quand j’ai vu la façade riquiqui, je pensais que ce serait juste un ‘tit musée, avec quelques machines fonctionnelles, des plaques d’anciens billets de banque, d’autres plaques d’impression d’anciens certificats, des polices typographiques, d’autres machines plus vielles pas en état et tout mais non ! La partie normalement fermée au public était ouverte pour les JEP et le musée continue carrément d’imprimer pleins de trucs en fait, notamment lors des élections locales, dont le journal parlementaire. Y paraît qu’il y a d’autres machines désassemblées dans leur stock aussi mais j’ai pas pu aller voir. Y’a plein de papiers de toutes sortes, ça t’aurait plu ! Et les vieilles machines sont toujours fonctionnelles, on a eu droit à des démos. Enfin, je me disais, il y aurait peut-être moyen d’occuper les lieux mais faudrait qu’on soit en grand nombre. Tu connais les réseaux plus que moi, tu crois qu’on pourrait rameuter du monde pour ?
— Ah, là, tu te goures ma belle, s’pas moi mais Dinah qui connaît vraiment beaucoup de monde ! Moi, j’ai juste quelques contacts ici et là, et encore.
— Oh, je vois ! Ah et puis en regardant les photos d’époque, je me suis rendue compte qu’il y avait une partie de l’entrepôt qui était souterraine avant, semi-souterraine maintenant, pour éviter que l’humidité abîme le matos et le papier et l’encre. Mais ça a surtout été surélevé pour les protéger des risques d’inondation. Une employée m’a même dit que toute cette section avait des tunnels de service qui rejoindraient les catacombes, selon un ancien gardien qu’elle connaissait, mais bien sûr, ça a été emmuré.
— Là, tu me fais penser à un truc, mais faut que je vérifie avec des potes. Soit je te rappelle, soit on en discute ce soir ou cette semaine, okay ? »
J’avais pensé à deux trucs en fait : 1) vérifier l’adresse pour savoir où le musée se situait exactement et s’il y avait bel et bien des catacombes dessous en vérifiant des plans ; 2) appeler des potes qui bossaient dans le monde de l’édition et l’imprimerie, voir si on pouvait se servir des machines en occupant les lieux, les vieilles comme les plus récentes, ou alternativement apprendre sur le tas, mais aussi éventuellement contacter des ingénieurs ou autres pour voir si y’avait moyens de relocaliser et d’assembler les machines désassemblées. Si on le peut, autant disséminer des machines dans plusieurs endroits, que ça soit des squats ou des ateliers amis, quitte à prendre du papier et de l’encre des grosses boîtes.
Bon, j’allais devoir demander à des potes…
« Fi ? ouais, c’est Bea… tu sais, ce mec dont tu m’avais parlé qui bricole toutes sortes de vieilles machines, t’as ses infos ? Nan, c’est pas pour ça, on va peut être récup’ des machines pour l’atelier mais elles seront en pièces détachées et on aimerait savoir ce qu’on peut en tirer. Ouais, attends, je note. Nan, nan, t’inquiète, pas besoin de faire les présentations, sauf si tu veux en être. Si tu dis qu’il est réglo, on lui demandera de venir direct. »
« Yo luv’, ça va ? Écoute, on va peut-être tenter une opé et faudra des gens-tes ! Est-ce que tu connais du monde qui pourrait se bouger pour un truc autour des journaux ou des zines et des affiches, dans un premier temps ? Ah, oui, c’est vrai il y a les biblis autogérées en squats queers ! Et puis, faut que je joigne Millah, tu te souviens de son numéro ? Ouais, la drag queen qu’on a vue deux trois fois qui performait en tandem avec un drag king, là, chez Mounty… Elles étaient colocs ? Ah, nickel ! Noté, merci, à plus ! »
« Comment ça, Millah n’habite plus avec toi… ? Merde, merde ! mais attends, elle est dans un foyer pour meufs, au moins ? Ouf, je vois, bien ! Non c’est rien, laisse ! Je voulais avoir des infos sur les catacombes comme je trouve pas de cartes suffisamment précises sur Internet et je me souviens qu’elle était passionnée par ça ! Ah, elle avait rejoint un groupe de sorcièr-es queers qui faisaient leurs rituels dans les catacombes ? Hmmm, les catacutes, c’est bien ça ? Un peu la honte, ce nom, mdr ! M’enfin je verrai s’iels ont des cartes ou… Ouais, pourquoi pas leur demander carrément s’iels accepteraient de nous guider, ce serait le top ! »
« Hello there, how ya doing, Loé ? Y’aurait moyen d’avoir ton chéri ? Et toi, ça va ? Nah, le petit dernier s’en sort bien, juste un peu trop minet pour le rôle, quoi. Oh, ça, c’est parce que je crois qu’æl avait plus d’infos sur un collectif de nanas trans, mais j’arrive plus à trouver sur Internet et il semble qu’il se soit dissout. Yep, j’ai le temps ! Je suis toujours là. Oui, Hildur… C’est ça, un collectif qui voulait faire bouger les choses dans l’édition ! C’était que des meufs racisées qui écrivaient en plus ? Cool ! Oh, nice name ! So, any way to contact them ? Nah, t’en fais pas ! Bon, bon, si tu veux ! On l’invite où du coup ? »
« Allez quoi, une cathédrale souterraine, vous me faîtes marcher les filles, nah ? Nan, nan, j’ai pas dit ça… Bon, vous voulez des trucs en échange ? Parce que là, j’en ai parlé à Dinah, une pote qui connaît du monde, et y’a moyen de rameuter ! Si on arrive à rester, on a peut être une chance de vous tirer de vrais plans, sur des calques et tout ! No joke, girl ! »
Et yup, des semaines après, puis des mois, et on y est toujours. On a réussi à occuper les lieux, grâce à la participation des habitant-es proches du musée, des habitant-es des banlieues, de certain-es employé-es et ex-employé-es du musée…
On a formé un collectif anti-presse avec beaucoup de personnes qui veulent écrire mais n’en ont pas les moyens, des personnes envers qui la société nie l’accès aux ressources basiques et d’autres ressources moins basiques mais tout aussi importantes telles que l’accès aux moyens de communication et de création. Que des personnes marginalisées quoi, celles dont la parole est passée sous silence par la société ou dont la société empêche la prise de parole. Genre les personnes sans emploi, SDF, trans, immigrées, queers, sans papiers, handies, racisées, tout en donnant la priorité aux personnes cumulant les marginalisations, dont surtout des TdS trans. On a aussi contacté les réseaux de soutien aux personnes incarcérées et psychiatrisées mais là, c’est plus lent, la prise de contacts avec des personnes emprisonnées par l’état se faisant à vitesse d’escargot à cause de l’administration qui veut pas connaître d’autres révoltes et déboires médiatiques. Et nous on imprime, on met en forme, on aide, on propose des solutions côté graphique et typographique. On publie tous nos textes sur Internet mais on imprime pas forcément tout nous-mêmes. Les textes sont mis à disposition sous divers formats dont le format zine que tout le monde peut imprimer chez soi et distribuer au gré de ses envies. On laisse le soin d’éditer les textes à un autre groupe avec derrière l’ancien collectif de meufs trans racisées accompagnées de nouvelles têtes. Cet ancien collectif s’est également reconstitué en un syndicat d’entraide d’écrivaines et d’éditrices qui a maintenant suffisamment de moyens pour faire pression sur les autres syndicats d’auteurices, très majoritairement blancs. Et on est en train de voir pour former un réseau fédéré d’anti-presses, avec d’autres lieux, d’autres formes d’ateliers, d’autres groupes.
On a aussi imprimé des tracts à tout va, des textes militants, des virulents et d’autres moins virulents. On a fait appel au collectif de traducteureuses, les TRANSlationGuerrillères, pour que nos textes soient dispos en plusieurs langues et on s’est posé la question de savoir quels textes traduire depuis d’autres coins du monde également, car le contexte peut y être assez différent.
Voici notre manifeste au fait. Enfin notre manifeste à nous les meufs trans du collectif, s’entend, parce que plusieurs manifestes existent au sein de notre réseau d’anti-presses.
Manifeste
Par ce présent manifeste imaginaire, nous Les Monstrænsses déclarons : nous sommes un collectif fictif d’écrivaines, d’imprimeuses, d’artistes, de non-autrices et d’éditrices, bref, d’entités plurielles contradictoires.
Hantées par le spectre de Jamie Berrout, nous souhaitons lui rendre le respect qui lui est du par nos actions. Par ces dernières, basées sur le principe de l’Anti-PRESSE, nous vouons un dégoût catégorique à la presse et rejetons en masse les médias littéraires corposés.
Inspirées par le manifeste de LenaLab dont nous imprimons toujours plus d’exemplaires, nous publierons en premier lieu et en priorité des projets possessifs. Nous lançons nos leurres dans vos mythologies et portons nos cœurs au vu de toustes sur nos manches !
Nous sommes pour la réappropriation et la réobsession des langues, ce par toutes les personnes, et envers ces dé buts, encourageons la réécriture et la rhizomique des narratifs. Le langage est un environnement humain, sédimenté et stratifié par l’usage, rendu technologie par l’écrit — une technologie de la reproduction comme tant d’autres.
Alors jouissez de vos langues, crapahutez gaiement parmi les mots ! Tordez les règles de grammaire, créez des mots et expressions ! Torchez vous de leurs journaux ! Faîtes répéter les mêmes choses par suffisamment de monde pour ciseler et entrevoir de nouvelles réalités collectives !
Éclatez ! Grabugez-vous ! Remuez bien le couteau dans la plaie qu’est le héros ! Le récit s’en va ! Le héros est mort ! Récitez bien après !
Vive la racontabilité par les marges ! Oui, monsieur le héros, mon poing est bien dans votre gueule : « Ṿ̶̆o̸̙͆u̵̺̇ṡ̷̖ ̴̩̆n̵̙̽’̴͍̓ḛ̶͑n̵͎͑ ̵̻͗a̵̧̐v̶̨͗ê̶ͅź̶̬ ̷̝͠a̵͙͒ũ̵̲c̴̣͠u̸̪͆n̵͍͛ ̶̱̓ḋ̵̙ṟ̷̋õ̶̙ḭ̴̑t̶̹̄ ̸̬͝!̸̯͂ ̶̟̈́E̶͎̾t̸̫́ ̶̧̿l̸͈͌a̶͓͒ ̸͓̂ḽ̵̾ĩ̸̢b̴̠͑ȩ̷̽ȑ̶͍t̸͓̾ẹ̸́̚ ̸̘̚d̸͇͗’̴̙̍é̵̞x̶̤̍ṕ̶ͅr̴͈̀e̵̯͠s̸̱̓ş̴͌i̷͈͘o̵͙̔n̵̠̕ ̵̘̓d̵͖͆a̵͇̿ṉ̴́s̴̺̏ ̸̙̀ẗ̸̬́o̶̬̓u̷͍̍t̶̒͜ ̵̻̕ç̴̞̓ä̷̖,̶̜̓ ̸̤̾a̵͔͗l̵̥̒o̸͚͌r̷͇̈s̶͓̅ ̶̙̿?̴͈͝ » Mais enfin, on a plus besoin de vous ! And we never did ! Voyez nos communautés ! Vous êtes des figments d’une oppression qu’on va bien dégueuler ensemble et vous allez vous faire un plaisir de gerber avec nous. Curez l’héroïsme en votre sein ! Existez « mais surtout pas trop, voyons ! » qu’y disaient, ces salauds ! Mais au final, qui c’est qui se tapait tout le boulot ? Oui. Vous sachiez bien ! Alors nous nous occuperons de notre libération nous-mêmes, laissez-nous faire !
Gerbez à leurs gueules leurs partitions d’un monde standardisé ! Vomissez !
We worm our way into your wetware, just as much as your software ! Ah ça oui, nous allons vous inonder. Gare aux pots de vos chambres que sont vos ordis ! Garde à nous, les monstres que vous désirez, malgré tout le dégoût que vous avez pour nous.
Fouaillez vos tripes ! Foutez la trouille sur la table ! C’est parti !
Nous sommes vous, vous êtes nos existences ! Alors existez-nous ! Pleinement ! Existez ! Déclarez-vous ! Déclarez-nous ! Ne votez pas !
Nous qui, par ce manifeste collectif, exprimons notre conscience narrative éclatée, prenons la nébulosité du réel pour une fiction. Nous clamons bien haut et fort : l’Histoire est un pur mythe. Les mites du capitalisme pourrissant nos histoires. L’argent est Dieu mais dieu est mort. Qui sommes-nous donc ?
Des monstrænsses que vous désirez, encore et toujours, malgré votre insistance du contraire, parce que nous sommes mal vues selon vos codes sociaux. Toujours désirables indésirées. Nos pratiques tendent vers l’interstice. Entre vos égos monstres, vos appétits à n’en plus finir, quitte à épuiser tout, et vos yeux gonflés à bloc, nous sommes là. Si ça ne tenait qu’à vous, nous ne devrions même pas être là, et pourtant… Hantées par nos mort-es, notre présence est une hantise pour vous, un rappel constant de votre (non-)désirabilité.
Nos objectifs seront par nature liminaux, en cheminant les champs potentiels et compostibles ! Sécables. Sera de mise l’entraide. Nos réalités seront irréalistes pour d’autres. Nos solutions devront pouvoir s’adapter au local, techniquement reproductibles mais sans laisser la possibilité de cette reproduction de nos techniques à grand échelle par et pour le Capital.
Ne pas autoporter, quoi. Et (ne pas) se laisser emporter par læ ma(ju)sculation des (L)ettres. Liez-vous à d’autres ! Détricotez les trames ! Décalquez les intercalaires ! Proliférez nos typographies pour ébranler la langue !
La norme est alitée alors quittez son lit ! Son lait ne fera que vous flétrir ! Faites irruption dès que vous pouvez ! Pour la faire disparaître ! Nous vous hantons déjà aprèsvant tout !
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Pour en savoir plus sur les risques de pénurie d’hormones :
HRT: inside the complex global supply chain behind a $20bn market | Pharmaceuticals industry | The Guardian (en anglais) ↩︎